Blog : Voyage au centre de la peine

« Dans la forêt profonde (de la mort), hantent mille sortes d’oiseaux » : frappés le mois passé d’une intoxication alimentaire, je dus, avec les miens, partir nous faire soigner en catastrophe, à l’hôpital le plus proche, le Chaoyang Yiyuan. Cette aventure allait nous plonger dans un Maelstrom de la souffrance et du soin, patient entre leurs mains, toute à ma « passion » (au sens de celle du Christ, du latin « pati », qui signifie souffrir.

J’ai traversé bien des hôpitaux en Chine, mais on ne visite bien ce genre de maison qu’en tant que « client », avec sa machine du temps et des perceptions déréglées par le mal, à pied d’égalité avec chaque créature de la faune qui l’habite. L’aventure tombait bien : tous les jours à vélo, je passais devant cet établissement dont je voyais les transformations au fil des ans:
-d’abord lugubre, insignifiant et un peu ridicule (avec ses patients en pyjama, sortis pour fumer en cachette, parfois en fauteuils roulants),
-puis un gigantesque chantier bétonné avec ses excavations et ses grues,
-puis, juste avant les Jeux Olympiques, élégant complexe de brique rouge, de béton et de verre, occupant la majeure partie d’un quadrilatère de rues et d’avenues.

Souvent, je me demandais, frayant mon passage à travers l’embouteillage devant son porche, quel type d’ambiance pouvait y régner : j’allais être servi !

19 :30 : Par bonheur, Todd, l’ami américain miraculeux, était arrivé en catastrophe pour nous prêter main forte. Sous nos gémissements, un tacot bringuebalant fonçait, klaxonnant à tout va, louvoyant entre les bagnoles, empruntait la rampe d’accès aux urgences.

Ascenseurs. Couloirs. Lumières tamisées, et déjà nous étions dans cet antichambre terrible d’avant la bataille la plus dure de toutes, celle pour se faire reconnaître notre droit d’admission. Parcourues d’âmes inquiètes dans tous les sens (mais qui ne criaient, ni ne pleuraient, et maintenaient leur mal concentré dans leur corps, parfois un dossier, une radio crispés dans leurs mains), la halle souterraine était subdivisée en alvéoles ou chapelles latérales où officiait un toubib, à une sorte de bureau encombré de dossiers et outils médicaux, machines à tension artérielle, prise d’oxygène. Des dizaines de gens se pressaient derrière eux par grappes. Ca n’avançait pas. Sauf dans mon corps : assis quelques minutes sur un fauteuil d’acier, à demi dans les vapes, je subissais les douleurs par spasmes, jusqu’à ce qu’un genre de génie de la lampe, superviseur en tenue civile ne me désigne d’un claquement des doigts : « celui là… c’est sérieux », et je sautais toute la file pour me retrouver devant le toubib, qui réclamait pour moi un lit. Après un « mei you prononcé par principe et sans conviction par un assistant, arrivait un lit en moins de 5 minutes, comme de la brume et d’outre nulle part, que j’imagine rétrospectivement détourné d’un autre cas moins urgent. Il était 20h30 – il s’était passé une demi heure depuis mon arrivée.

Comme la consultation, la salle où l’on m’a remisé est immense, allongée, comptant peut être 80 lits sur deux rangées, avec lantenne médicale au centre. Elle est moderne, au top niveau mondial, comme le confirmeront le lendemain matin deux visiteuses du CHU parisien Pitié-Salpétrière. L’électrocardiogramme que l’on m’a harnaché est allemand, signé Philips. D’autres machines très complexes, respiratoires, sont Siemens, apparemment roi de l’établissement. On m’a branché d’office une respiration d’oxygène, et nos lits, de marque américaine, sont les meilleurs du monde – « même nous, à Paris, ne parvenons plus à nous les payer », dit la dame de la Pitié…

Une nouvelle phase s’enclenche, chargée de surprises. Todd infatigable, n’arrête pas de faire le va-et-vient entre les deux endroits, et divers guichets et étapes mystérieuses, qui conditionnent notre prise en charge. Car si nous sommes « admis », nous ne sommes pas soignés, et en fait, entre l’arrivée et l’administration du premier antibiotique, il se passera trois heures, à gésir et vomir.

Ces trois heures donnent une impression d’abandon et de désorganisation. Pourtant, l’organisation est parfaitement là, dense et touffue, même. Une première phase d’attente, consiste à s’assurer de notre droit économique au soin : une fois établi le diagnostic, les soins sont facturés à l’ordinateur, Todd passe à la caisse, nanti d’une liasse illets (cash only, please). Une fois apposé le tampon « payé », la médecine peut intervenir. Ce qui élimine 20% des malades venus -d’après the Lancet, la revue londonienne, 35% des citadins et 43% des paysans ne se donnent même pas la peine de venir à l’hôpital, et traitent leur mal par le mépris. Sur ceux qui s’y sont présentés, j’imagine que jusqu’à 1/3 a été éconduit, faute de pouvoir présenter assez d’argent.

Puis il faut encore attendre la préparation des soins par les infirmières. Pendant ce temps, toute la salle observe le nouveau venu, étudie son caractère, sa sociabilité, sa capacité à supporter sa douleur. Au bout d’une heure, sans que j’aie pipé mot, tout l’espace semble tout savoir sur moi, peut-être colporté depuis la consultation par l’audience autour du médecin.

Quoique cette nef d’église soit correctement chauffée, je m’y sens geler, mains gourdes, et ma femme et ma fille aussi, suite à la perte de nos sucs digestifs et à l’effort physique. Je demande donc une couverture, comme la mémé voisine, qui a une couette entière, aux motifs de moulins et fleurs : « mei you », répond l’infirmière, sans méchanceté – car sa couette est un objet personnel. Je découvre que l’hôpital limite son intervention à la santé. Ni restauration, ni hôtellerie. Personne pour m’aider : tout habillé, avec chaussure, anorak et bonnet de fourrure, j’y resterai jusqu’au lendemain, sans aucune offre de pyjama, draps ou autres oreillers.

22:00 : N’empêche, il semble que j’ai passé l’examen psychologique. Car l’infirmière m’apporte une paire d’épais champs opératoires qui feront office de couverture.
22 :30 : le goutte-à-goutte d’antibiotique commence à couler dans mon poignet droit.

Je remarque alors cet autre trait unique de la médecine chinoise. Alors que l’Européen s’isole pour souffrir et même pour mourir, le Chinois le fait en famille, très grande famille. Comme chez Garcia Marquez, dans « los funerales de la mamà grande », ma mémé voisine a tous les siens autour d’elle, assis en rang d’oignons, et qui s’occupent d’elle. Et moi-même, me suis vu spontanément offrir, choisie par l’obligeant Todd, une famille d’adoption, en l’occurrence deux femmes sur la quarantaine, qui travailleront également pour la grand-mère. Natives du Gansu, elles parlent le sabir de Lanzhou -que même les Pékinois ont du mal à comprendre. Cheveux courts, empressée, me faisant penser à une chatte se frottant à mon mollet pour avoir à manger, la mienne passera sa nuit à me passer un gant sur le visage, à appeler l’infirmière ou le médecin, à sortir acheter les médicaments ou une bouteille d’eau, et le matin un bol de « zhou », le midi un autre de « babaozhou »

L’espace reste en permanence très animé, véritable hall de gare qui bruisse toute la nuit. Bavardages, sorte de convivialité un peu forcée, entre malades, personnel soignant, familles et toute cette faune interlope qui déambule.

Cette conversation est forcément artificielle, faite pour faire écran à l’activité principale de cette usine à souffrance – oublier le mal. Un peu comme si la parlotte était une blague désinvolte jetée à l’ennemi, dans la bataille pour la vie, une forme de résistance aristocratique où le mal se traite par le mépris, comme dans cette célèbre définition de l’humour, « politesse du désespoir ». Les paroles se mêlent aux bruits des électrocardiogrammes, lançant leur « tut » à chaque battement (on s’aperçoit alors qu’ils sont irréguliers), chaque machine sur un ton différent, se donnant la réponse : au cœur de la nuit, vers 2 :30 du matin, quand peut être la moitié de la selle sera assoupie, ces appareils feront ensemble une simulation de grillons sur leur montagne, par une nuit étoilée de mes Cévennes…

En fin de compte : j’ai oublié de le dire plus tôt, mais l’ambiance, une fois installé et soigné, était très douce. Douceur factice certes. J’étais très entouré. Entourage factice certes. Mais cette Chine m’offrait à présent son meilleur accueil, les infirmières souriaient derrière leurs masques, les patients et mon inévitable chatte lanzhou’ette faisaient tout pour me mettre à mon aise. Quant aux médecins, ils ne s’étaient pas trompés dans leur diagnostic, et leur traitement était parfait – les spasmes s’estompaient au bout de quelques heures.

Je n’étais pas dupe que ce monde restait, derrière ses apparences, divisé, chacun tentant de tirer son plan en solitaire. Ainsi, la chatte du Gansu me proposerait, dans la nuit, de devenir « amis », et quand je lui répondrais que « oui, mais -‘amis’, car j’ai déjà ma femme », elle me répondait, effrontée : « amie, c’est amie, et femme, c’est femme ». Et le lendemain, au moment de partir, après avoir âprement négocié sa faible rétribution, elle se sauverait sans me dire au revoir, à seule fin de garder les 20 yuans de monnaie du dernier médicament restant à payer…

La douceur factice de cette écrasant lien culturel était rompue deux fois, dans la nuit par une femme apparemment en bien mauvaise posture, et qui hurlait à la mort, refusant de quitter cette Terre et s’en prenant aux hommes, pour rectifier toutes les injustices subies durant son existence, et dont elle n’avait toute sa vie pas eu le droit même de se plaindre. Cris terrifiants par leur animalité et la douleur qu’ils contenaient. Cris qui n’espéraient aucun secours (et qui n’en obtinrent point), cris accusateurs.

Le lendemain matin, un petit vieux rabougri fit une scène du même genre, quoique sensiblement différente, genre clownesque, et en représentation, juste avant la tournée du médecin chef et de sa dizaine d’assistants porte-dossiers étudiants. Un genre de cri bougonnant, évoluant lui aussi vers un cri à la mort, mais avec simulation à la clé. Une quinzaine de personnes l’entouraient, dont sa famille, des médecins, infirmiers, tentant de le raisonner. L’un d’eux le prie courtoisement de bien vouloir ne pas arracher ses tubulures, (« bie tong, hao bu hao? ».Puis un autre, trois minutes après, sa patience à bout, met un terme à la farce d’un « « ferme-la, maintenant »sans réplique…

Pourtant, ces deux transgresseurs à la règle tacite de prendre la mort à la légère, avaient l’honnêteté de dénoncer la camarde, l’innommable qui rodait en chacun de nous !

Enfin, temps du bilan : nous avons tous trois été soignés vite et bien, sans erreur, et pour un prix pour nous très raisonnable, 200 euros, là où un autre établissement spécial pour étranger (je ne dirai pas de noms) en aurait coûté 4000 à 6000 (urgence, un dimanche après 20h!). Mais pour le Chinois moyen, ces 2500 yuans à payer auraient été douloureux.

Ce matin, le jeune médecin qui m’a examiné exprimait sa honte de ce que son hôpital ne soigne pas tout le monde, et ignore ainsi le serment d’Hippocrate – la Chine n’est pas la Grèce.
L’hôpital chinois m’apparaît donc une affaire très inattendue, qui reprend l’héritage technique européen, mais rejette son aspect social, économies qui lui permettent de soigner énormément de gens et ne désemplir jamais. C’est un peu sa gloire, et sa contradiction en même temps : d’avoir baissé ses coûts au maximum tout en conservant un niveau technique et d’équipement de qualité. Sa médecine est de masse, et à bas prix – et pourtant beaucoup trop chère. Trop chère, ce qui signifie que des dizaines de millions de patients ne sont pas soignés, et que le bilan de santé des Chinois est très bas : l’OMS, en 2006, donne à la Chine la 188ème place sur 191 pour l’accès aux soins. Ce qui signifie bientôt 2 millions de morts par an du tabac (cancer, troubles respiratoires), et sous 20 ans, 2/3 de la population obèse ou en surpoids, qui mourront de diabète ou d’hypertension. Sans compter les 700.000 sidéens. Tout cela au fond, parce que la Chine considère toujours, depuis 20 ans, la médecine comme une industrie comme une autre – à but lucratif.
Mais si le pays est sérieux dans son ambition de devenir la première nation mondiale de l’industrie et de la finance, il doit en vitesse recommencer à investir dans sa santé, et changer de principe. Faute de quoi il découvrira qu’il a, sous l’angle de la santé, une grenade dégoupillée, accrochée à sa ceinture, contre son ventre !

Pour finir, une énigme – est-ce qu’un ami lecteur peut y répondre ?
Je remarque dans cet hôpital que le Chinois aime bien se faire soigner en groupe, en espace ouvert, avec tout le monde qui regarde et sait tout sur tous les autres. Tandis qu’en France (à l’Ouest), c’est le contraire, on préfère quatre murs d’une chambre pour cacher sa souffrance.
Au restaurant, par contre, lieu du plaisir, c’est l’inverse : le Chinois aime bien son « yazuo » ou salon séparé pour ripailler à quelques uns, alors que l’Européen préfère l’animation de la grande salle commune : pour quelle raison ?

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  1. Libin Liu Le Grix

    Comme j’aime bien ce blog, je te fais partager ce billet d’Eric Meyer

    Amitiés

     

    Jean Louis Lavergne

  2. Hong

    Magnifique temoignage, merci Eric.

    L’enigme m’interpelle, et rejoint des observations faites au cours de sessions d’aide psychologique ( C’est mon job a Pekin).

    Il me semble que  pouvoir ou succes, categorie qui englobe aussi bien le fait d’etre empereur, patron, nouveau proprietaire ou client d’un bon restaurant, se manifeste par une separation des autres, du peuple.  La separation, l’isolement est comme une maniere d’exprimer la reussite sociale.  Disons que la reussite me met dans ce mode de relation avec les autres. Plaisant ou non, cela  est un role a jouer.  

    Par contre dans les activites sans pouvoir ni succes, englobons la le fait d’etre etudiant, voyageur, souffrant, le sujet n’est plus defini par une  relation claire, et se retrouve- se rassure dans l’immersion anonyme au milieu des siens.

    Au fond, ne serait ce pas 2 manieres differentes de vivre le meme anonymat ? Celui perdure tant que la prise de conscience de l’absolu personnel ne s’est pas faite.

    Desole pour les accents. QWERTY oblige…

     

     

     

  3. Bertrand

    Etrange voyage en effet (encore une fois très instructif malgré l’apparence anodine des choses).

    (La thèse de Hong est très intéressante)

    Vu de France où l’admission aux urgences et les diagnostiques sont de plus en plus hasardeux, 2h30 pour accéder à des soins appropriés semble tout à fait correct. Est-ce que les établissements pour étrangers soutiennent les mêmes délais ? Vu le prix ça serait préférable…

    Bref, nous sommes soulagés de voir que vous avez encore une fois réchappé de cette aventure et sommes convaincus qu’après le SRAS et la mélanine, vous allez devenir immortels !

    Amitiés de France

    Bertrand

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