Blog : Vol au-dessus d’un jardin des pêchers

A Pékin, si vous poursuivez l’avenue Chaoyang Bei vers l’Est, artère grouillant sous l’ampleur des travaux d’infrastructure, de la vivacité du trafic automobile et de l’animation commerciale, vous voyez bien que vous êtes dans un quartier né coiffé. Chaoyang est historiquement le district le plus riche de Pékin, celui du « CBD » le quartier des affaires et des ambassades. Au moment de la dernière planification de la capitale, celle préolympique au tournant du siècle, c’est naturellement et sans discussion que Chaoyang a été choisi pour accueillir la future richesse.

Or, après 10 ans de chantiers et de reconstruction, il faut bien se faire une raison : les espaces vierges ont à peu près disparu sous les pics, bulls et marteau-piqueurs –les blocs maoïstes de brique à trois ou quatre étages (années 50-60), ceux de vieux béton carrelé à six étages des années de Deng Xiaoping. Il ne reste plus, entre les trottoirs et rubans d’asphalte surmenés, que les nouvelles tours de béton à 10 ou 20 étages, souvent raccordées entre elles afin d’éviter aux résidents de mettre le pied à terre : plus de terre vierge…

La réponse à ce défi consiste à créer des anneaux périphériques (on en est au 6ème), et à prolonger, élargir les radiales, comme Chaoyang Bei. Bien sûr, au plan d’occupation des sols, on fait la distinction entre les « torchons pauvres » de quartiers ouvriers comme Fengtai, et des « serviettes fines » de Chaoyang, à la rigueur quartier-latin comme Haidian ou technologiques à Zhongguancun.

Bref, sur cette avenue, le long des grues géantes et ponts élévateurs au-dessus des stations en construction pour la ligne de métro n°14 (car pas question qu’un tel quartier gâté reste sans métro), vous êtes déjà frappés par la proportion élevée, dans le trafic, des petites Mercedes extraplates aux portes qui se soulèvent du milieu du toit, des BMW, voire Ferrari jaune canari. Sur ce créneau de la belle bagnole, la Lexus marque la frontière du socialement acceptable. Quant à notre Picasso de 8 ans d’âge, quoique la robe en soit immaculée, les voisins feignent de ne pas la voir. Je surprends toutefois le regard en coin de deux hirondelles sur la trentaine, qui musardent sur la piste voisine, au volant de leur Porsche Cayenne grenat métallisé : œillade mi-choquée, mi-amusée, à constater à quel point de bassesse ces étrangers sont tombés à l’échelle de prospérité faciale…

Arrivés au centre commercial « Joy City » (100 restaurants de tous les coins de Chine, d’Asie, d’Italie, de Bavière – le français est en cours d’ouverture ; un cinéma quadruple grand écran en trois D ; où l’on trouve les asperges blanches et le saumon mariné, les fromages français et vins du monde entier, les derniers livres en anglais et costumes italiens, « mieux que Carrefour, mais moins cher que le Century Pacific au Centre ville », me glisse un connaisseur), nous bifurquons à gauche : c’est pour arriver à Star River, le but de notre promenade. Une de ces résidences comme en existent désormais des milliers à travers le pays, gardées, où l’on ne pénètre qu’avec une carte, ou l’accord verbal aux vigiles par ceux qui nous attendent. De vastes parkings souterrains nous y attendent, repos des automobiles – certaines si précieuses que même la vue nous en est soustraite, par des housses. Le circuit souterrain reproduit la forme du complexe, qui est celui d’un anneau ou si l’on veut, d’un château fort sans donjon. On se gare à la porte exacte, cage d’ascenseur précise. Ce genre d’équipement est courant ailleurs en ville. La seule différence, est que nous n’avons pas reçu de tickets d’entrée et que quand nous sortirons, il ne nous sera pas réclamé de péage : déjà payé, par les propriétaires.

En haut, la magie commence. A 360m² pour deux personnes – trois, en comptant la a-yi (femme de service) à demeure, l’appartement n’est pas le plus grand de la résidence : 100 voire 200 de plus font couleur locale. Modestement, après une entrée discrète de 10 petits mètres carrés, on accède à une surface un peu risquée en cas d’ébriété car surélevée d’un pied : une rotonde de 6m de diamètre entièrement dallée d’une rosace de marbres noirs et blancs, aux branches d’étoiles et circonvolutions délicates, chaque pièce taillée à la main. Surplombée bien sûr d’un lampadaire aux multiples prismes de cristal.

Derrière, la cuisine est parmi les plus modernes au monde, immaculée, fonctionnelle, lumineuse de ses baies donnant sur le parc, séparée du volume central par une paroi de verre incassable, à porte coulissante, et tous les plans de travail toutes les machines, tous les éclairages pour agrémenter la vie. De part et d’autre de la rotonde, on accède à la salle à manger et au salon, ouverts, spacieux, larges, chacun flanqué d’un balcon dont l’appartement compte cinq au total. Derrière, des couloirs nous guident aux quatre chambres ou bureaux, boudoirs, salles de bains électroniques etc. Japonaises, les toilettes comportent un ordinateur et un clavier digne d’un tableau de bord d‘Airbus A380, permettant au pilote de composer les vibrations de son vol, la force et direction des vents ainsi que leur température, celles du jet d’eau, la musique de bord, permettant de se soulager sous le Dies Irae du Requiem de Mozart, tout en ressortant rose et propre, sur la mer calmée – à condition de s’y habituer, et que l’ordinateur ne pète pas les plombs. Sinon, gare !

Je passe sur l’ameublement de rêve, les surfaces d’acajou et dans la master-bedroom, la baie vitrée donnant sur un jardin d’intérieur, en extérieur.  

Dix minutes plus tard, nous pouvons admirer le même appartement d’en bas : dans l’espace protégé, invisible de l’extérieur, entre le mur de ces tours, nous contournons le parc qui n’est pas immense, mais si élaboré et composé avec ses bouquets d’arbres, lianes et bambous, que l’on pourrait croire, en un point, à un coin de forêt vierge. Franchissant un pont de bois rouge tropical, nous accédons à la piscine, en plein air, insérée entre toutes ces façades. Lesquelles, je m’en aperçois alors, ne sont pas bâties dans le même style.  Au bout de cet espace rectangulaire élongé, se distinguent, modeste et charmante dans son béton crépi, les fenêtres ajourées, les toits de tuile d’un clocheton pisan ou florentin.

La façade de nos amis avance des étages aux hauteurs apparemment normales, en réalité de 3m, ce qui est de loin supérieur aux normes. Mais en face, les baies vitrées occupent chacune au moins le double : « les duplex », explique mon ami, « petits appartements de 240m² ». Au sommet de la muraille, les créneaux sont marqués tous les 50m par de remarquables tourelles vitrées d’une surface intérieure de 50 à 60m², qui ne peuvent servir que comme salles de bal ou de fête, au sommet des logis les plus spacieux de tous : le genre d’endroit qui donne de la face.

La piscine en question a pris la forme d’un très long ovale, carrelé de rose et de bleu selon les zones. L’eau en est douce et propre. Les locataires à demeure, pour y accéder doivent se soumettre à un examen médical. Supplanté de passerelles et de câbles aux fonctions mystérieuses, elle mesure un bon 100m de long par 20 de large environ. Stupéfait de tant de luxe, je m’accroche à ces chiffres comme à une liane pendue à la falaise, pour tenter d’en évaluer la force, et m’accrocher aux banches d’un espace qui n’est pas le mien. En nageant, je vois encore, la petite forêt qui nous entoure, les quatre pélicans de pierre, qui crachent leur eau de concert, les conches marines géantes de marbre noir qui décorent une autre zone… Passant sous les ponts, crawlant sur le dos, je perçois l’impression de ma vitesse, qu’une piscine normale ne donne pas. Impression gratifiante, de puissance et d’agilité. Sur les bords, allongés ou assis à des tables de fer forgé, sous de grands parasoleils, les rares occupants sont les voisins, tous de la même tranche d’âge (la quarantaine), parfois avec petits enfants, Chinois, pour la plupart, d’autres, Coréens…

 Le loyer, apparemment, n’est pas très cher et en tout cas pas à la hauteur de ce type d’environnement et de service, ne permettant pas de l’amortir : en cette Chine en pleine gueule de bois immobilière, le marché est en faveur des locataires. Les propriétaires, en fait, sont déjà bien contents d’avoir un occupant dans leurs murs, ne serait-ce que pour échapper à la taxe immobilière qui se dessine, destinée à frapper l’immobilier vide. L’investissement a été fait, afin de protéger son capital et en tablant sur la montée inexorable des prix fonciers sous la pression d’une administration qui vit à 60% (disent les experts) de la vente des terrains.

Notre hôte diplomate nous conte le dîner que lui ont offert ses propriétaires deux jours avant. Le mari souhaitait obtenir de lui des privilèges, le bon plan et la bonne adresse pour importer de son pays à bon compte. A plus petite échelle, sa sœur était en quête de la bonne source, pour acheter dix montres, parmi une des marques les plus chères du monde. Habillés avec ostentation mais sans goût, les uns et les autres déployaient une fortune sans limite, étant propriétaires de mines de charbon du Shanxi, une matière de plus en plus rare et chère, tandis que la force du travail pour l’extraire elle, ne vaut pratiquement rien, à l’image de ses vies qu’elle perd chaque année par milliers dans les puits, carreaux et galeries.

C’est seulement en repartant un peu plus tard que nous rendons compte, dans l’allée menant à la sortie, de la dizaine de camping cars flambant neufs, GMC importés d’Amérique, négligemment garés sur les côtés – inutile de vous dire que ce genre d’équipement et de mode de vacances, peu adapté à la Chine côtière, est encore quasi inconnu en Chine, et forcément d’un prix beaucoup plus cher qu’ailleurs au monde.

En sortant dans l’avenue, devinez qui nous croisâmes de nouveau ? Nos deux poulettes permanentées, bien évidemment, dans leur Cayenne qui n’avait pas changé de rouge depuis tout à l’heure, et qui poursuivaient la traque (ou drague) de leur ennui, à travers les rues de leur banlieue.

Nous nous regardâmes, Brigitte et moi. Nous étions contents pour nos amis, et pour tous ces gens qui avaient la chance de pouvoir s’offrir cette vie et ce cadre si confortable – si l’on excepte le risque de vivre un peu excentrés, hors de portée de bien d’autres connaissances. Mais la situation était pleine de malaise, et le bonheur probablement assez rare. L’argent qui collait à tous les doigts, avait mauvaise odeur. Rien ne collait avec l’idée d’une préservation de la ressource, ni la Cayenne valant à elle seule un appartement de belle taille, ni ces kilomètres carrés de baies vitrées, ni l’eau de cette piscine-lac, au milieu d’une zone aride (aux confins de la Mongolie) où la désertification n’est qu’à 80km.

J’oubliais presque, la seconde tranche du Silver Star, derrière cette paroi bétonnée, cachait elle aussi un second lagon aux eaux azurées éternellement bleues, avec leurs mêmes tous petits groupes de happy few bénéficiaires.

Manifestement, une nouvelle classe possédante s’était ménagée un petit « jardin des pêchers hors du monde ». Et tandis que le gouvernement, prudemment et par étapes, prépare le pays aux économies d’eau et d’énergie, le développement durable de demain, c’est-à-dire les économies et les ceintures serrées s’annonçait dès maintenant comme la vie des autres, de ceux du dehors : des « salauds de » pauvres, comme dirait Jean Gabin !

Voilà pour aujourd’hui. A bientôt et merci pour vos commentaires

Dès maintenant, je vous signale à tous que nous préparons une Application I-phone qui présentera chaque semaine le blog, l’édito et les titres du dernier numéro du Vent de la Chine : Qu’on se le dise !

 

 

 

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  1. boiron.nicole

    Trés bel article de » Vol au-dessus d’un jardin des pêchers »Je vois qu’à Pekin certains quartiers sont vraiment luxeux et je souhaite vivement revenir dans cette ville qui a du  effectivement bien changé depuis le voyage que j’ai fait en Chine il y a 15ans.

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