Blog : Visite d’un bouddha vivant

Avant même de le rencontrer, en regardant sur écran sa carte de visite, deux choses frappaient chez Tserin Laghyal, Rinpoche (Bouddha vivant) : une apparente absence absolue de modestie, et une demande toute aussi absolue de se raconter, de communiquer.

Tserin se présentait sous pas moins de trois titres, comme :

– « 14ème réincarnation d’un des 16 arhats » – d’un des disciples distingués par Gaumata Bouddha en personne,

– supérieur du monastère de Geri, dans la montagne des neiges au Qinghai, et

– maître du centre culturel tibétain d’Anymachen.

Dans sa soif d’interlocuteurs, le prélat n’offrait pas moins d’une adresse postale, un site internet et cinq numéros de téléphone, tous portables, à Pékin, Shanghai, Canton et au Qinghai.

Quand je l’appelai, deux autres particularités vinrent spontanément compléter sa personnalité complexe. D’abord, au téléphone, un intermédiaire s’interposa entre lui et moi, comme un factotum ou un membre de la suite bruissante et chuchotante (la camarilla) d’un prince. Cette interface sonore servait apparemment à atténuer à l’oreille du Bouddha l’information du monde extérieur, de moi en l’occurrence, et à traduire de chinois en chinois. Peut-être, au nom d’une technique bien connue des grands de se monde, pour se donner le temps de contempler le message du monde extérieur avant de proférer sa réponse, comme un oracle – retransmis en langue humaine par l’interface. Peut-être aussi, plus simplement, pour aider Tserin a suivre la conversation, car son mandarin au fort accent tibétain, était limité -rocailleux.

Cependant , l’autre évidence sur notre lama, qui s’imposa dès les premières minutes de ce premier contact, est qu’il était l’homme de tous les possibles. Rien n’était inacceptable, exclu. Toute proposition serait envisagée avec discrète bienveillance. Aucune question, si dérangeante soit elle, ne serait laissée sans réponse -fût-elle de convenance. En un mot : sur mon invitation,le soir même, le Bouddha vivant dînait à mon domicile, où il m’avait convoqué pour 7 heures tapantes – au point que j’arrivai sen retard pour le trouver installé dans un fauteuil, flanqué de sa prévisible interprète chinois-chinois !

Pas peu impressionnée de la qualité de notre invité rarissime, notre A-yi avait préparé le souper « su-de » (végétarien) en un temps record. C’était un homme encore jeune, 45 ans, au teint briqué par des décennies de rayons ultra-violet d’un soleil frappant à 3600m, et surtout, au visage et au corps enveloppés. Cette obésité rappelait le cliché immémorial du gras chanoine hilare, bouddhiste ou catholique, plus heureux et plus nourri que le commun des mortels. Mais chez lui, elle permettait de comprendre la réalité historique. J’avais devant moi un homme habitué à jeuner par force, à une vie famélique imposée par l’altitude et la pauvreté de son terroir d’altitude, puis qui sur le tard, se trouvait soudain confronté à une source de nourriture abondante et (offerte par ses fidèles de la côte), à laquelle il ne savait pas résister.

Tserin avait la présence calme et paisible, d’une force venue d’un autre monde, mais aussi l’attente de l’enfant gâté. Non du gosse chamailleur et bruyant, bien au contraire. Mais plutôt celle d’un être de qualité précieuse et fragile, de l’homme en compte avec le ciel, donnant envie à tout un chacun de s’en faire protéger, servir en premier, financer. Cette vertu émanant de son être était un peu son fond de commerce : dans chacune de ses villes de la côte, un fidèle lui prêtait une maison des mois durants (à Pékin, c’est une vieille dame), lui offrait son abonnement local au téléphone et de quoi vivre, sans doute avec le soutien d’une communauté.

Son histoire : Et quoique certainement fort pauvre, tant par nécessité que par vertu, s’imposant à lui-même d’épargner le moindre « fen » pour le projet de sa vie, son institut culturel tibétain, il portait des signes distinctifs de luxe, évidemment fruit de la générosité de ses ouailles : un chandail de cachemire du même carmin que sa robe de coton, mais aux manches au motif d’un kilt écossais qui en trahissait l’origine européenne ; autour du cou, un rosaire aux 108 boules de jaspe noir et d’ivoire ; et au poignet, la montre Rado, comme il s’en porte peu parmi le commun des mortels. Dans cette ostentation vestimentaire, je croyais deviner un petit aspect de revanche, sur une vie que notre lama avait réussi à vivre dans la résistance à la domination, à travers des phases de violence dramatique et d’autres de misère, enfance et adolescence à travers la révolution culturelle où toute pratique religieuse était joyeusement persécutée. Quoique de parents tibétains profondément religieux, Tserin n’avait pu entrer à son monastère de Geri qu’en ’80 à l’âge de 17 ans, et avait été identifié comme réincarnation d’un des 16 arhats à 23 ans, un âge incroyablement tardif et anormal en bouddhisme tibétain -l’âge normal étant entre 3 et 6 ans.

Aujourd’hui, les rapports avec les autorités sont normalisés, sinon détendus : ce soir-là, Tserin garde son portable allumé, m’explique sa suivante (celle qui continue à tout nous retraduire de chinois en mandarin et vice versa) « afin que la police, à tout moment, puisse le localiser – y compris spatialement, par traçage du signe GSM par « global positioning system » (GPS).Et quand je lui poserai des questions indispensables mais dangereuses, comme « que pensez vous de l’indépendance du Tibet », ou « le Dalai Lama pour vous, représente quoi », il détourne évasivement, contre toute vraisemblance, comme quoi « il n’y a pas encore réfléchi » – sans rire. Au contraire, il précise : « Le Dalai, il est bonnet jaune, Gelubka, et le fondateur de l’ordre, Zongkapa, était proche de l’empereur de Chine. Même chose pour le Karmapa, à qui l’empereur Ming avait donné un bonnet noir. Nous sommes de la chapelle des Nimbala, les plus éloignés de toute politique. »

A bien y réfléchir, sa réponse est très habile, car tout en disant qu’il n’entend rien à ces affaires d’idéologie et de positionnement sur les questions qui fâche, il me suggère aussi que son ordre, que les Tibétains de l’Amdo sont les plus patriotes, puisque les plus éloignés de Pékin !

A Geri, on est si pauvre que le budget moyen est de 1000 yuans par an et par lama. A ce qu’il me suggère, chaque frère est directement nourri par sa famille, directement ou non : on ne partage pas, c’est le chacun pour soi. D’une pauvreté poignante, Geri n’a que 40 moines « cartés » (disposant du « shenfen », ou permis de moine), sans compter une dizaine de semi clandestins tolérés par la police, et une cinquantaine de moinillons élèves. En cas de maladies, on soigne comme on peu, avec les herbes de la montagne, les massages et bien sûr, les prières. En cas de pépin plus grave, on transporte le malade ou blessé à MAqen, ou Xining « mais il arrive qu’ils meurent en route ». Le supérieur évoque avec nostalgique d’autres maisons dix fois plus grandes, disposant de subventions de l’Amérique, où chaque frère a sa chambre et trois repas par jour…

Centre culturel : le But de son séjour hivernal dans ces grandes villes, est de dégager des fonds pour poursuivre la construction de son Centre culturel Tibétain qu’il me montre sur vidéo déjà aux trois quart construits, imposante batisse avec tour centrale et grand toit chinois : il s’agit d’enseigner le bouddhisme et bien d’autres choses, aux enfants et aux adultes, aux Tibétains, Han, et étrangers : au total à 1000 personnes en même temps. Je lui demande si le centre portera son nom : « jamais« , réfute t’il vertueusement : « il portera le nom de la montagne des neiges« . Un de ses collègues a créé un sanctuaire baptisé à son nom, pratique qu’il récuse. Cela dit, le nom de la montagne est génial : un des 4 monts sacrés du Tibet, dont le tour (pélerinage célèbre) fait 150km, qui se font à pied en 7 à 8 jours, et (dit l’accompagnatrice) « un mois, en kowtow » (en se jetant sur les bras, en faisant « des pompes en marchant).

les Français : je découvre un peu par hasard, ce soir, la raison profonde de son acceptation si rapide à me voir : mon pays, la France. Car Tserin en est convaincu, les Français connaissent très bien le Tibet et le lamaïsme, dont ils sont un protecteur naturel. « Il y a trois siècles, notre premier stupa a été érigé par un visiteur français », me dit il. Et puis surtout, alors qu’il était tout jeune frère dans sa lamaserie, en 1983, un Français est arrivé dans sa vallée, et a instantanément financé la reproduction d’un Tanka dont le cloître avait besoin pressant. Cet homme offrit alors au supérieur de l’époque, de prendre en charge la restauration complète de l’établissement, des chambres, des cuisines communes, du chauffage central… Le bonheur ! Mais hélas, le communisme de l’époque restait encore si fort, qu’ils n’osèrent pas même conserver son adresse, ni lui faire une réponse claire à son offre. Aussi, quand Alain, mon ami, vint deux fois en visite à Geri, puis offrit à Tserin, nouveau père supérieur, un voyage à Paris en 2006, il accepta sans hésiter, espérant retrouver son bienfaiteur !

Fait remarquable, il ne confia rien à Alain de son espoir – et n’eut aucune chance, une fois en France, de retrouver son homme-aiguille dans cette meule de foin. Tant chez ce peuple, en toute l’Asie, la discrétion est grande, et la notion des choses qui se font et de celles qui ne se font pas, quoi qu’il en coûte. L’accompagnatrice me le laisse entendre sans détour : par l’article ou le livre que je pourrais être amené à écrire, le Bouddha vivant entretient son espoir de retrouver le mythique bienfaiteur !

Au passage, une fois à Paris, raconte mon ami, Tserin fut complètement perdu. Non par l’aliénation de la grande ville, ou sa langue orale et écrite incompréhensible, mais du fait qu’en ce pays démocratique, et vivant depuis plus d’un siècle sa séparation de l’église et de l’Etat, on ne lui tenait pas la porte ouverte sur son passage, et au petit déjeuner à l’hôtel le matin, il devait se servir seul, ce qu’il ne savait point faire !

la taquinerie : Pensant à son hiver partagé entre Pékin, Shanghai et Canton, villes les plus lumière de la République populaire, aux boites de nuit et cinémas et restaurantstant dans le vent, dont rêvent le milliard virgule trois de provinciaux chinois, « mais alors, lui dis-je par taquinerie, pensant à ma mère qui pratique le même partage de son temps, « passer l’hiver au chaud dans la grande ville, l’été dans la merveilleuse liberté de votre montagne, n’est-ce pas là le meilleur de tous les mondes possibles? »

« détrompez-vous« , me dit il vivement, la seule fois de la soirée où il se départira un temps soi peu de sa presque amorphe bonhomie, « c‘est décevant et fatiguant de quitter mes hommes, de devoir toujours habiter sous un toit qui n’est pas le mien, pour collecter mes fonds… mais je me sacrifie : il le faut pour réaliser le rêve de notre vie, d’une vie meilleure pour notre peuple et pour notre entourage« 

Alors moi, je vous le dis, j’y crois, je veux y croire à 100%. Il n’y a chez cet homme aucune duplicité. Mais l’ambiguité, qui est permise, sans fausseté, chez cet homme avec sa naiveté et sa gentillesse : il a le droit à vivre son apostolat, et un peu de luxe caché, et de gaminerie sous le prétexte indiscutable d’améliorer le monde – en en profitant un peu au passage !

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  1. DE SCHEPPER

    A mon humble avis, il ne peut s’agir d’un Bouddha vivant, car, à sa mort, il sera réincarné, alors qu’un véritable Bouddha à sa mort entre entre en Nirvana, et, ne peut plus se réincarner.

    Il faut plutôt parler de Bodisattva qui lui se réicarne pour continuer à sauver le genre humain.

    Avez vous une explication du nombre 108 qui revient toujours dans le bouddhisme ?

    Merci de votre réponse

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