La politique chinoise recourt parfois à des formes de communication inattendues, inspirées du théâtre antique, pour faire passer des messages au public, sans vraiment les dire. Un exemple est le premier voyage de l’année du Président, traditionnellement choisi pour désigner un lieu prioritaire, telles des régions enclavées et arriérées, comme le Gansu ou le Yunnan.
Or cette fois, du 4 au 6 janvier, c’est vers Chongqing (重慶 ) que Xi Jinping tournait ses pas, à 1400km de la côte. Un poumon industriel de Chine centrale, mais aussi une métropole en disgrâce depuis 2012 : Chongqing était le fief de Bo Xilai qui, avec Zhou Yongkang, avait rêvé de prendre le pouvoir par un coup d’Etat.
Autant dire, cette première visite de Xi en 5 ans, était là pour remettre la relation sur ses rails. Xi voulait mettre fin à une tension dangereuse. Dans cette capitale régionale de 30 millions d’âmes, Bo Xilai n’a pas laissé que des mauvais souvenirs, et sanctionner la ville pour cette raison, était risqué. Bo avait créé (ou plutôt validé) le plan d’infrastructures locales, base de l’essor présent. Grâce à lui, un nœud autoroutier rayonne en tous sens. Son port sur le Yangtzé, à 16 quais d’appontement met ses cargos de 5000TJB à 5 jours de Shanghai. Sa ligne ferroviaire vers l’Europe achemine en 13 jours son fret vers Dortmund pour le double du prix de la route maritime (qui demande 35 jours), et la moitié du prix de l’avion, acheminant aujourd’hui l’électronique, demain les produits frais. Chongqing construit centrales thermiques et locomotives, avions et automobiles : avec 218 milliards de $ de PIB en 2014, elle vole en tête de la croissance nationale, gardant en 2015 un taux de 11% envié par toute la nation.
Xi doit aussi se réconcilier avec Chongqing, car celle-ci a été le laboratoire d’un programme de Mao-nostalgia qu’il a en partie repris, notamment par la campagne anti-corruption et la tolérance zéro envers toute opposition sous prétexte de rassembler une large majorité derrière ses réformes, dans le concept de « Rêve de Chine ».
Bo Xilai une fois terrassé, la ville avait été confiée à Sun Zhengcai, le Secrétaire du Parti parachuté en 2012, et Huang Qifan, le maire qui a sauvé sa place en faisant valoir l’administrateur capable qu’il était, véritable auteur du plan de relance de la ville, ayant su panacher harmonieusement les investissements d’infrastructure et ceux de logements sociaux.
Aussi lors de son passage, Xi invitait-il la cité-région à se convertir en « hub » d’échanges et rampe de lancement des nouvelles Routes de la soie vers l’Asie Centrale, l’Asie du Sud-Est et la Russie. Après cette réhabilitation, Chongqing peut espérer à l’avenir des privilèges fiscaux ou bancaires nouveaux, et prendre l’ascendant sur sa « petite » rivale de Chengdu, capitale du Sichuan.
Une autre bande passante du voyage, aura été le projecteur sur les deux leaders locaux récompensés pour leur compétence et fidélité. Au terme du XIXème Congrès de 2017, dans le cadre du Comité Permanent dont 5 membres sur 7 (installés par Jiang Zemin) partiront en retraite sauf Xi lui-même et Li Kejiang son Premier ministre – ce dernier, sous réserve d’inventaire.
Sun Zhengcai, à 52 ans, est une étoile montante (cf. portrait, extrait de notre étude politique publiée fin 2012). Déjà membre du Politburo, il peut espérer accéder au Comité Permanent en 2017, ce qui serait pour lui un tremplin pour le pouvoir suprême en 2022 comme héritier adoubé de Xi Jinping. Son principal rival serait Hu Chunhua, du même âge, patron du Parti à Canton et poulain de l’ex-Président Hu Jintao. De même, Huang Qifan, le maire de 62 ans, est déjà pressenti pour remplacer Yang Jing comme Secrétaire général du Conseil d’Etat (bras droit de Li Keqiang). Ce qui réglerait à la fois la question d’un « bouc émissaire » pour les récents dérèglements boursiers, et celle du maintien du Premier ministre Li Keqiang à son poste pour la seconde et dernière législature de Xi.
La dernière clé de lecture de cette visite, n’est pas la moins intéressante : avec lui, Xi avait convoqué dans la métropole du Yangtzé les patrons des 11 provinces riveraines, aux 600 millions d’habitants. Jusqu’à 2015, ce premier fleuve d’Asie était officiellement prisé comme « voie d’or navigable ». Mais devant ces leaders, le chef de l’Etat l’a désigné comme « trésor écologique » et comme » notre fleuve-mère » (我们的母亲河, wǒmen de mǔqīnhé), tout en bannissant tout projet industriel impliquant d’autres prélèvements d’eau et de déversements d’effluents.
Il est temps : le réservoir des Trois Gorges, tout au long de ses 600km de longueur, suffoque sous les rejets fétides et l’eutrophisation (végétation de surface). En saison sèche, en aval, le cours doit limiter la navigation faute de tirant d’eau, et les falaises de glaise menacent de chuter, causant à travers le fleuve de gigantesques vagues.
C’est donc, de la part de Xi, un tournant dans l’histoire, que cette nouvelle priorité « verte » pour le Yangtzé. Certes, au début, l’avertissement a peu de chance d’être entendu d’états-majors investisseurs régionaux qui préparent depuis des décennies de nouveaux ports fluviaux, usines et villes nouvelles pour améliorer la vie de leurs 600 millions d’administrés. Toutefois, la ligne « durable » de la nouvelle économie est déjà tracée—et Xi Jinping donne chaque jour la preuve de sa détermination à se faire obéir.
Sommaire N° 2 (2016)