Santé : Les soldats en blanc

 « Le personnel médical incarne le grand esprit révolutionnaire qui va de l’avant sans craindre les difficultés ». C’est en ces termes que le Président Xi Jinping exprimait son admiration pour ces professionnels de santé qui travaillent sans relâche à l’épicentre de l’épidémie (à Wuhan et dans le Hubei). Même si ces derniers sont érigés en héros de la nation, certains internautes exprimaient leur indignation : « je ne veux pas avoir à pleurer des martyrs, je veux simplement les voir rentrer chez eux sains et saufs ». Le Premier ministre Li Keqiang semblait répondre à ces inquiétudes en affirmant le 20 février que « plus aucune contamination du personnel soignant ne sera tolérée ».

Officiellement, selon les chiffres de la Commission Nationale de Santé dévoilés le 11 février, 1 716 médecins et infirmiers auraient été contaminés par le virus. Moins d’une semaine plus tard, une équipe de chercheurs du Centre épidémiologique National (CDC) révélait un chiffre deux fois plus élevé : au bas mot, ils seraient 3 019 contaminés, dont plus de la moitié dans un état sérieux ou critique. Le 26 février, une équipe de l’OMS avancait un chiffre de 3387 cas parmi le personnel médical, dont 90% dans le Hubei. Selon Caixin, l’établissement le plus touché de Wuhan serait l’hôpital Central, avec 230 contaminations (4 décès) sur 4000 médecins et infirmières. En tout, 25 033 soignants, répartis en 217 équipes des quatre coins du pays, ont été envoyés en renfort dans la province, dont plus des trois quarts à Wuhan. C’est plus que lors du tremblement de terre de Wenchuan (Sichuan) en 2008, sans compter le personnel militaire et les anciens combattants.

Mais dans cette « guerre du peuple » contre le virus, on recense des pertes dans les tranchées. Le 21 février, Xia Sisi, gastro-entérologue de 29 ans, décédait du virus après un mois d’hospitalisation. La veille, Peng Yinhua, pneumologue du même âge, succombait également à la maladie, après s’être battu 20 jours en soins intensifs. Il avait repoussé son mariage prévu au 1er février pour continuer à soigner des patients atteints du le virus. Le 18 février, Liu Zhiming, 50 ans, Directeur de l’hôpital de Wuchang décédait du COVID-19. Le neurochirurgien avait été diagnostiqué fin janvier. L’annonce confuse de son décès n’était pas sans rappeler celle du lanceur d’alerte le Dr Li Wenliang : déclaré mort par la presse officielle, puis réanimé, puis mort pour de bon… Quatre jours plus tôt, une infirmière du même hôpital, Liu Fan, 59 ans (retraitée), rendait son dernier souffle, une semaine après avoir été diagnostiquée du virus. Ses deux parents et son frère furent également emportés par la maladie. Le 7 février, Dr Xu Hui, 51 ans, décédait soudainement à Nankin après avoir travaillé 18 jours d’affilée. Le 3 février, Song Yingjie, infirmier de 28 ans, était retrouvé mort à son dortoir, après avoir passé la nuit à relever les températures des automobilistes à un péage du Hubei. Il aurait travaillé 10 jours de suite. Le 24 janvier, le Dr Liang Wudong, 62 ans, Directeur du département ORL d’un des meilleurs hôpitaux de la ville, décédait de la maladie neuf jours après l’avoir contractée. Il avait officiellement pris sa retraite en mars 2019. Le 23 janvier, la Dr Jiang Jijun, 51 ans, surmenée, décéda d’une crise cardiaque alors qu’elle traitait ses patients. Au 1er mars, ils étaient 25 médecins et infirmières à avoir péri, directement ou indirectement, du COVID-19. Pour le personnel soignant, le risque de contracter le virus était particulièrement élevé début janvier, lorsque la transmission interhumaine n’était pas admise (ou plutôt gardée secrète). Une collègue du Dr Li Wenliang, Ai Fen, Directrice des urgences à l’hôpital Central de Wuhan, fut, elle aussi par deux fois (30 décembre et 1 janvier) contrainte au silence, après avoir tenté d’alerter sa direction d’une possible transmission interhumaine. Lors d’une réunion du comité disciplinaire de l’établissement le 2 janvier, elle fut réprimandée : « vous n’avez aucune éthique professionnelle, et votre comportement irresponsable risque d’engendrer un vent de panique et d’affecter la croissance et la stabilité de la ville ».

D’autres figures de Wuhan étaient emportées par la maladie, comme Liu Shouxiang, peintre de 62 ans, célèbre pour ses aquarelles (décédé le 13 février) ; Duang Zhengcheng, chercheur et académicien de 86 ans, reconnu pour avoir inventé le premier scalpel gamma en 1996 (15 février). Qiu Jun célébrité du web et champion de body-building de 72 ans (6 février). L’activiste et fondateur de l’ONG « Friends of Nature », Xu Dapeng, décédait également le 22 janvier d’une « infection respiratoire », 10 jours après le décès de sa femme qui présentait les mêmes symptômes. Ni l’un, ni l’autre n’avait été testé pour le COVID-19. Le 3 février,  le mari de l’ancienne championne olympique d’aviron Pei Jiayun, décédait à l’hôpital  avant même d’avoir obtenu la confirmation de sa contamination…

Enfin, le destin tragique de la famille du réalisateur Chang Kai (55 ans) émouvait le pays entier. Son père fut le premier à tomber sévèrement malade le 25 janvier. Faute de lits disponibles dans les hôpitaux, il fut renvoyé chez lui, avant de décéder trois jours plus tard. Malheureusement, le vieil homme contamina sa femme, sa fille et son fils. Son épouse fut la suivante à succomber le 2 février. Puis ce fut au tour de sa fille de trépasser… Chang Kai sur son lit de mort, rédigea ses adieux, destinés à son fils, resté à Londres. Il décéda le 14 février. Son épouse, également contaminée, est toujours dans un état critique. Cette famille décimée illustre les dangers de la mise en quarantaine à la maison, une consigne décrétée faute de moyens et pratiquée jusqu’au 2 février. Ce jour-là, le professeur Zhong Nanshan avertissait du danger de renvoyer les patients chez eux. A partir de ce moment, les cas suspectés furent classifiés en quatre catégories (les cas confirmés, suspectés, avec fièvre, ou asymptomatiques mais ayant été en contact avec des malades) et répartis dans différents hôpitaux ou centres d’accueil d’urgence.

Dix jours plus tard, la Commision Nationale de la Santé revoyait sa méthode de diagnostic afin de ne laisser aucun porteur potentiel du virus passer les mailles du filet. L’objectif était d’avoir diagnostiqué tous les cas avant le 19 février. Ils ratissèrent donc large en considérant une radio du thorax suffisante pour confirmer un cas, les kits de diagnostic étant en quantité limitée et pouvant parfois résulter de faux négatifs. Cela produisait un « pic » de nouveaux cas dans la même journée (14 840 au Hubei). Par contre, cette nouvelle méthode a pu amener à mélanger les patients atteints d’une simple grippe avec ceux ayant contracté le COVID-19, et avoir ainsi provoqué de nouvelles contaminations…

Alors, une 6ème version de la méthode de diagnostic fut mise en place : les nouveaux cas confirmés seraient uniquement ceux validés en laboratoire par le test d’acide nucléique (RT-PCR) ou par un nouveau test (tout juste mis au point par l’équipe de Zhong Nanshan), détectant un type d’anticorps spécifiques (IgM) en 15 min seulement. Naturellement, ces critères plus stricts s’accompagnèrent d’une baisse draconienne du nombre de nouveaux cas ce jour-là (seulement 349 au Hubei). 279 cas diagnostiqués uniquement selon leurs signes cliniques étaient également déduits du compte total. Le nouveau Secrétaire du Parti de la ville, Wang Zhonglin mettait en garde : « cette campagne de diagnostic doit être prise très au sérieux… et si un seul nouveau cas est détecté après le 19 février, les leaders de district seront tenus pour responsables ».

Dès le lendemain, nouvelle marche arrière ajoutant à la confusion : sur ordre de Ying Yong, nouveau secrétaire du Parti de la province, « tous les cas précédemment retirés devraient être réintégrés, et tout cadre convaincu d’avoir déduit des cas serait tenu responsable. Tout doit être fait pour que les données soient transparentes, précises et dévoilées en temps réel ». Des mots de Chen Yixin, haut dirigeant envoyé à Wuhan superviser la situation, « ces problèmes de critères statistiques doivent être réglés de toute urgence. Ces nombreux revirements n’ont fait qu’attiser la suspicion du public, et la passivité des cadres en charge ».

On le voit bien, les nouveaux dirigeants parachutés au Hubei début février par Xi Jinping, tapent du poing sur table pour exiger de la transparence des cadres de rang inférieurs. Cependant, ces derniers sont tiraillés entre deux missions contradictoires : présenter des données réellement « transparentes » (avec un nombre de cas qui ne sera pas forcément en baisse) et avaliser la ligne officielle affirmant que les choses vont mieux. Ne pouvant accomplir les deux à la fois, ils n’ont d’autre choix que de trafiquer les chiffres… Et il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

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