Petit Peuple : Tirodi (Inde) – Wang Qi, 54 ans d’exil (2ème Partie)

Résumé de la 1ère Partie : Soldat de 22 ans, en Inde à l’issue de la guerre sino-indienne de 1962, Wang Qi est arrêté et emprisonné pendant 7 ans. Puis en 1969, à 29 ans, il est libéré mais interdit de retourner chez lui. Il est ainsi forcé à refaire sa vie sur place, oublié des siens.

Pour Wang Qi, les premières décennies à Tirodi, bourg du Madhya Pradesh (au centre de l’Inde) où il était assigné à résidence, furent vécues dans le besoin. La région de toute manière n’était pas bien riche, et de plus, sa mauvaise maîtrise du hindi lui barrait toute chance d’un bon métier. Une fois marié avec la jeune Sushila, sa belle-famille lui avait trouvé des boulots moins mal payés, mais qui restaient bien insuffisants pour joindre les deux bouts, avec bientôt quatre enfants à nourrir.

Régulièrement, notre interdit de séjour multiplia les suppliques à New Delhi, à la justice locale, à son ambassade-même, tentant de rappeler son existence et demandant une fin à son calvaire. Mais trop braquées par les blessures de leur guerre de 1962, les deux administrations restèrent fâchées, et muettes.

De son clan en Chine, tomba en 1973 un soutien tardif, mais providentiel. Chaque mois depuis le début de sa résidence surveillée, Wang Qi s’était astreint à écrire à son village de Xuezhai (Shanxi). Pendant de longues années, ses courriers s’étaient perdus dans le sable de la censure. Mais un jour, par on ne sait quel miracle, une lettre finit par passer. Elle fut bientôt suivie d’une réponse, puis de photos, de nouvelles et de mandats, rétablissant entre Wang Qi et les siens, le cordon ombilical. 

 Sur sa demande, ses frères lui envoyèrent des ballots de textile. Pour se tirer de la misère, notre homme voulait faire du commerce à l’aide de sa famille, en fournissant des textiles rares en Inde, mais courantes en Chine. Ce fut l’échec de bout en bout. Tantôt la douane corrompue lui confisquait le colis, ou le taxait si fort qu’il perdait tout profit. Tantôt, le style trop terne de ses pantalons ou chemises, l’ absence de couleurs chatoyantes rendait son stock invendable. Un jour, Sushila posant sa main sur l’épaule, lui dit d’une voix douce d’abandonner…

En 2006, apprenant la maladie de sa mère qu’il vénérait, l’apatride implora Delhi de lui fournir un permis de visite—en vain. Même Yinjun, son neveu venu débrouiller l’affaire, ne put rien faire. Désespéré, Wang Qi dut apprendre le décès par courrier, causant une douleur dont il affirme « ne devoir jamais se remettre ».

Ce nouveau drame eut au moins une suite positive : son clan se mobilisa comme jamais auparavant. En 2009 revint Yinjun avec une liasse de pièces officielles établissant son état civil, son passé militaire. Le neveu démarcha les autorités des deux pays pour rompre la conspiration du silence. Au bout de 4 ans, il obtint pour son oncle un passeport chinois valable 10 ans, et une petite pension qui le mettait à l’abri du besoin – il était grand temps, à 73 ans.

L’Inde toutefois, insistait pour ne rien savoir. Ses fonctionnaires obstinés, refusaient toujours de s’extraire de 51ans de flou absurde : de reconnaître une bonne fois pour toute le statut que Wang Qi n’était pas prisonnier de guerre, mais homme libre. Ce qu’ils craignaient bien sûr, s’ils admettaient leur terrible erreur, était une critique décochée contre eux depuis outre-nulle part, épinglant leur dureté de cœur et leur incompétence.

Et justement la flèche un jour jaillit, de là où nul ne pouvait l’attendre, ni de milieux Chinois, ni de milieux indiens mais de la BBC. En Janvier 2017, le correspondant à Delhi de cette vénérable maison des ondes britanniques eut vent de l’histoire insolite, s’en empara. Mis sur le coup, son collègue à Pékin n’eut nulle peine à retrouver sa famille, à Xuezhai. Les deux journalistes se rendirent chacun dans le village concerné, pour établir une liaison par Skype entre Wang Qi et ses frères, lors d’une rencontre riche en émotions et larmes.

Dès lors, les choses allèrent vite : à Pékin comme à Delhi, les gouvernements effarés, s’empressèrent d’émettre pour Wang Qi et sa famille indienne les visas indiens de sortie, les permis de séjour en Chine. Par chance, le vent diplomatique entre les deux pays avait tourné depuis quelques années. Les capitales œuvraient pour la réconciliation. Dans ce contexte, toute cette affaire apparaissait pour la première fois comme ce qu’elle avait été depuis le premier jour—un incident désagréable, incompatible avec les valeurs affichées par leurs pays.

Fin janvier 2017, le jour du Nouvel An chinois vit une fête inoubliable à Xuezhai. Dans le hall d’arrivée de l’aéroport de Xi’an, tout le village attendait, s’étant rendu en bus affrétés par la province. Un Wang Qi de 78 ans, suivi d’une de ses filles et d’un petit-fils, reçut l’ovation des siens avec discours et calicots—seuls les pétards, dans l’aéroport, avaient été interdits. Ses frères et sœurs octogénaires se le passaient de bras en bras pour d’interminables accolades.

Une qui s’associa nettement moins à joie, fut sa femme Sushila, restée en Inde pour raison de santé, et qui angoissait de le voir revenir. La mairie de Xuezhai, elle le savait, lui avaient offert et équipé une maison, un champ pour qu’il retrouve un chez soi, après 54 ans d’absence.

Soudainement hyperactifs, Pékin et Delhi se penchent alors sur le sort de dizaines d’autres apatrides chinois ou indiens perdus sur le mauvais territoire, victimes de cette guerre. Pour Wang Qi, disent-ils à l’unisson, ce sera à lui de prendre sa décision.

En guise de conclusion, qu’on nous pardonne ce petit rêve, même si mal à propos et irréalisable. Pourquoi Pékin et Delhi ne pourraient-elles permettre à Wang Qi de penduler gratuitement entre ses deux foyers, par le biais d’un titre de passage permanent sur les lignes d’Air China et d’Air India entre Xi’an et Bophal (chef-lieu du Madhya Pradesh) ? Pour ses 54 ans de vie confisquée, ce serait une juste compensation. Pour ces Etats et la réconciliation qu’ils prônent, ce serait, à faible prix, une formidable preuve d’humanité, et de leur capacité à « jie cao xian huan » (结草衔环) : « rembourser leur dette ».

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1 Commentaire
  1. severy

    On ne peut, à la lecture de cette histoire, que se prosterner devant la très respectable tradition du soutien familial existant depuis des millénaires en Chine.

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