Quand en février 2008, Shen Zhijun apprit sa nomination à la tête du zoo de Nankin, les larmes perlèrent derrière ses grosses lunettes cerclées de noir : à 36 ans, il réalisait un rêve d’enfance. Six mois plus tôt, il s’était porté candidat sur un coup de tête. Mais à vrai dire, des animaux sauvages, il ne connaissait que de vue les animaux croisés en sept ans dans les divers projets de reforestation dont il avait la charge, biches et cerfs, ragondins et hérissons, lièvres et renards, oies qui avançaient en majestueux « V » durant leur périple migratoire, grands aigles volant en altitude toutes rémiges vibrantes sous le vent, et ce petit hibou blanc timide et discret qui savait tourner vers lui sa tête à 180°. Vu son inexpérience en zoologie, Shen s’était fait peu d’illusion sur ses chances de réussite, mais voilà qu’il devenait « le roi des animaux » de Nankin, avec la charge de 2 800 bêtes logées en cinq sections (carnivores, mammifères, reptiles, oiseaux et primates), sur 65 hectares de collines, de prairies, vallées et torrents et 110 employés sous ses ordres. Mais serait-il à la hauteur ?
Bientôt, Shen réalisa mieux la difficulté, vu la vétusté des installations. Zoo à l’ancienne, conçu pour montrer un maximum de bêtes en un minimum de place, il souffrait d’un personnel mal formé. Pour ce dernier, il devait être avant tout une planque, et un endroit où faire du profit. Dans ce calcul mercantile, le bien-être des animaux n’entrait pas en ligne de compte. Dans leurs enclos étriqués, leurs cages cubiques aux barreaux rouillés, les bêtes apathiques passaient leurs jours immobiles, le regard torve. Du panda rouge au python doré, du dragon de Komodo au pingouin impérial, tous avaient depuis longtemps troqué leur dignité de bête sauvage pour un air triste et résigné. Le lynx somnolait amorphe sur sa litière, le tigre de Sibérie enfilait inlassablement les cinq pas de son habitacle. Trois fois par jour, les otaries devaient danser dans leur bassin, portant des ballons en équilibre sur leur mufle : c’était le prix à payer pour que le zoo survive, sans subvention publique.
Sans tarder, Shen se mit au travail, inspectant les sites et compulsant ses manuels jusqu’à tard dans la nuit. Au bout d’une semaine, le regard enfiévré, il sortit du bureau pour convoquer le personnel et lui proposer un « concours », qui ne visait rien de moins qu’une révolution conceptuelle. À tous les animaux, il prétendait offrir une manière inédite de se nourrir, plus dynamique, un peu comme à la chasse, et visant à reproduire leurs conditions de vie naturelle. La pitance devait être gagnée tantôt par un saut, tantôt par un obstacle franchi ou toute autre épreuve qui lui fasse mériter son repas.
Côté employés, le projet suscita un tonnerre d’objections : et comment ferait-on pour les chacals? Et pour les poissons ? N’allait-on pas perdre de la nourriture ? Et ne serait-ce pas dangereux ? Sans offrir de solutions, Shen invitait à réfléchir. Au bout de 12 jours, bien sûr, ce fut l’échec, prédit d’avance – on ne s’improvise pas en un jour expert en nutrition d’animaux sauvages. Mais le pli était pris : dans ce zoo, la routine n’avait plus sa place, et l’animal allait prendre la place qui lui revenait, celle d’un hôte, avec droit au bien-être. D’ailleurs pour commencer, les performances d’animaux furent bannies, pour préserver leur paix. Le manque à gagner fut compensé par d’autres activités tels l’observation par caméra en streaming et le safari de nuit.
Dès lors, durant 13 ans, chaque enclos allait être redessiné selon les besoins de l’espèce : collines, sources, lacs et falaises allaient remplacer les cubes de béton, tout en repensant les points de vue pour ménager aux animaux des zones d’intimité. Bientôt, le zoo passait pour le plus beau du pays. Dans la recréation d’habitats, Shen Zhijun s’inspirait des autres parcs animaliers d’Asie, et des meilleurs architectes paysagistes. Pour les gibbons, il avait imaginé de relier leurs trois promontoires par une série de ponts de cordes. Quand les quadrupèdes avaient été lâchés dans l’enclos, ils s’étaient précipités sur les ponts de filins entrelacés, gambadant fièrement d’un pic à l’autre : c’était, là encore, une bataille gagnée vers le bien-être animal !
Quand, en 2010, la mairie prétendit exproprier 6 hectares, site de 700 animaux, aigrettes cendrées et babouins dorés, Shen refusa. Quatre ans durant, il tint bon, jusqu’à ce qu’un haut cadre venu en visite accepte de révoquer l’ordre.
À cette époque, Shen avait été ébloui par l’expérience de la fédération des zoos d’Europe qui venait de réimplanter les chevaux de Przewalski au Xinjiang, leur milieu d’origine. Cette réussite avait permis au jeune directeur de mettre le doigt sur la vraie vocation des zoos au XXI siècle : il s’agirait moins d’amuser la galerie, que de maintenir physiquement viables et autonomes un stock d’espèces menacées, qu’on puisse réinjecter dans la nature en cas d’extinction !
Ainsi en 2019, le zoo de Hongshan était à son apogée, avec des naissances dans toutes les sections qui ensemble, reproduisaient en miniature la planète sous l’angle animalier. Toujours plus beau, ce parc avait vu sa fréquentation plus que décupler en 10 ans, de 560 000 visites à 7 millions par an. Shen était alors le plus heureux des hommes, ayant créé sa nouvelle « Nuòyà fāngzhōu » (诺亚方舟), son « arche de Noé » !
Qu’il en profite, car arrivait, tel un tsunami, l’épreuve de la COVID 19 – qui dure encore aujourd’hui !
1 Commentaire
severy
2 mars 2021 à 15:37Animaux masqués confinés dans leurs enclos, espèces en voie de disparition transformées en roulades, steaks et brochettes pour cadres corrompus en mal de viandes exotiques… les initiatives sont nombreuses pour lutter contre la Covid. En Chine, la pandémie fait place au pain complet.