Petit Peuple : Tirodi (Inde) – Wang Qi, 54 ans d’exil (1ère Partie)

En 1940, à Xuezhai (Shaanxi) naquit Wang Qi, benjamin d’une fratrie de sept enfants, dans un foyer paysan. À 20 ans, 11 ans après la libération de 1949, il s’engageait dans l’Armée Populaire de Libération. Un choix classique dans la société rurale pauvre de l’époque. Il reflétait la ferveur socialiste encore toute fraîche, et surtout la promotion sociale offerte par la jeune armée révolutionnaire : les repas assurés, le trousseau, les opportunités de carrière. L’APL formait ses chauffeurs, artificiers, chiffreurs… Des dizaines de milliers de jeunes chaque année découvraient l’école, un luxe dont leur génération avait été privée.

En 18 mois, en 1962, Wang Qi sortit géomètre, chargé de « dessiner les routes du  socialisme ». Mais le destin devait en décider autrement. Une guerre couvait avec l’Inde, l’autre nation géante encore dans les langes, sur le tracé de la frontière zigzaguant à travers des territoires déserts  entre 4000 et 6000 km d’altitude. Les hostilités éclatèrent en octobre 1962, au Sikkim et dans l’Aksai Chin. Sur ordre de Zhou Enlai, des régiments d’élite furent dépêchés de Chengdu et de Lanzhou, base où servait Wang Qi. Mieux armée et commandée, la Chine battit l’Inde à plate couture. Après quelques mois, chaque camp se retira derrière la ligne de démarcation pour laisser les politiciens négocier. Humiliée, New Delhi vota d’urgence une loi permettant d’emprisonner tout Chinois sur son sol.

De par son métier, Wang Qi pouvait quitter librement son campement établi à quelques centaines de mètres  de la frontière. Armé de son carnet, de sa boussole et de son altimètre, il usait tous les jours de ce privilège, prétexte à de longues balades sans ordres, ni chef, seul avec la  montagne, à admirer marmottes, aigles et mouflons. 

Le drame ce jour-là, fut le brouillard à couper au couteau. A peine franchis quelques centaines de mètres à travers une moraine recouverte de neige et de glace, il était irrémédiablement perdu, faute de voir à plus de trois mètres.

Wang était jeune et fort. Bien emmitouflé de cagoule, écharpe et mitaines, il put conserver sa chaleur en crapahutant jusqu’à l’aube dans l’obscurité, évitant par miracle crevasses et à-pics. Au bord de l’épuisement au petit matin, il trouva un sentier inconnu qu’il emprunta en titubant dans le blizzard mordant. Un grondement se fit entendre : un tout-terrain s’approchait, qui le fixa dans le jet cotonneux de ses phares, puis s’arrêta.

Epuisé, le géomètre n’avait pourtant nul doute sur la nationalité de ses sauveurs, vu l’inscription illisible pour lui, en hindi et anglais, de cette ambulance militaire. Une porte s’ouvrit. Il monta vers son salut. S’ensuivit un balbutiant dialogue de sourds. Quelques kilomètres plus loin, Wang Qi fut remis à un poste de police militaire : il était fait comme un rat,  espion exhibé avec ses diaboliques instruments, taupe prise à « repérer les directions dans un but maléfique » (窥测方向,以求一逞, kuī cè fāng xiàng, yǐ qiú yì chěng).

Après des mois d’interrogatoires puis de contre-interrogatoires, violenté plus souvent qu’à son tour pour le faire avouer, vint enfin le moment où le contre-espionnage fut convaincu de n’avoir plus rien à tirer de lui. N’intéressant dès lors plus personne, Wang Qi fut trimbalé de prison en camp de travail, livré aux brimades de sous-officiers indiens qui voulaient prendre leur revanche sur la défaite.

L’épreuve dura sept interminables années. En 1969 enfin, ce fut l’honneur d’un tribunal indien d’imposer sa libération par une injonction soi-disant incontournable.

Mais pour la caste militaire, il ne pouvait être question de laisser un homme si suspect repartir en Chine. On l’assigna donc à résidence à Tirodi, au Madhya Pradesh—au cœur du pays, il ne risquerait pas de nuire. De la sorte, il jouissait d’un simulacre de liberté tout en restant aux arrêts. Tout le monde pouvait dormir sur ses deux oreilles—sauf Wang Qi !  

Une nouvelle vie débutait alors. Dans cette bourgade, une cahute lui fut allouée, avec un emploi à la minoterie, portant les sacs de grains, ensachant ceux de farine. Gravement corrompue, la police locale lui volait une part de son salaire, sous prétexte de le laisser circuler après le turbin –quitte à le frapper s’il faisait la forte tête… Le reste de son argent allait à sa logeuse, qui lui portait des écuelles de plats « bizarres », beaucoup trop épicés et qu’en plus, il devait manger (sous peine de lazzis) de la main droite et sans baguettes. Enfin seul la nuit, il pleurait, pensant à ses frères, à sa mère qui lui manquaient.

Heureusement, les gens de Tirodi, avaient du cœur, un fort sens de compassion hindouiste. Peu à peu, cet homme triste mais serviable et dur à la peine, cessa de leur apparaître espion pour revêtir l’image  d’un frère humain jeté chez eux par le hasard, et venu partager leur sort. Des saluts timides eurent lieu, suivis par de dîners, puis d’authentiques amitiés.

En 1975, ses voisins le présentèrent aux parents de Sushila. Bientôt, la jeune fille en sari fut unie à un Wang Qi en sarong, selon le rite local, affublé du nom indien qu’il porterait le reste de sa vie, Raj Bahadur.
Les premiers jours, Sushila blême de rage, ne décolérait pas d’avoir été donnée sans son consentement à un étranger sans feu, ni lieu, sans même de dot ! Toutefois la gentillesse de son époux, ses bonnes manières finirent par dissiper ses préventions. Au bout d’un an naquit Rajiv, le premier de leurs quatre enfants…

Mais enfin, Wang Qi est-il condamné à passer le reste de ses jours loin de sa patrie ? On le saura sans faute, au prochain numéro.

 

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