Pour nos lecteurs en semi-quarantaine en Chine, désireux de faire passer le temps, ou pour ceux en quête d’une distraction instructive, Le Vent de la Chine vous propose de (re)découvrir « American Factory », qui vient de remporter l’Oscar du meilleur documentaire 2020.
Sans même être projeté officiellement en Chine, un documentaire suscite beaucoup d’intérêt auprès du public chinois depuis sa sortie sur Netflix (US) fin août 2019 : avec plus de 13 millions de commentaires sur Weibo, il récoltait la note de 8,4/10 sur Douban. Premier de la société de production Higher Ground du couple Obama, le reportage engagé « American Factory » (美国工厂) relate la reprise en 2014 d’une ex-usine General Motors près de Dayton (Ohio), dans la Rust Belt américaine, par le groupe Fuyao, leader chinois des vitrages automobiles. Avec la fermeture de GM en 2008, des milliers d’ouvriers perdaient leur emploi. Grâce à Fuyao, 2 200 jobs furent créés, certes payés deux fois moins cher. « Un boulot mal payé, c’est mieux que rien du tout », relativise une mère de famille.
Au début du reportage, Cao Dewang, le président de Fuyao, prône l’adaptation : « à Rome, fais comme les Romains ». Pour les 200 ouvriers chinois venus former leurs collègues américains, un stage d’interculturel accéléré est dispensé durant la pause déjeuner : « les Etats-Unis sont un pays où l’on peut s’exprimer, même faire des blagues sur le Président de la République ! Les Américains sont généralement enthousiastes, francs, et sont plus réceptifs aux encouragements qu’aux punitions ». Rapidement des liens se tissent entre les binômes sino-américains, et les nouveaux venus découvrent rapidement les spécificités locales : armes à feu, pêche à la carpe, ou dinde de Thanksgiving.
Pourtant, la lune de miel va tourner court. Les Chinois fustigent leurs collègues américains, « aux gros doigts lents, à la langue bien pendue, et à l’attitude fainéante ». « Ils ont 8 jours de repos par mois. De quoi se plaignent-ils ? » se demandent-ils. Les Américains eux, critiquent leurs collègues chinois qui « ne font que donner des ordres, sans expliquer pourquoi ». Pour améliorer la compréhension mutuelle, une poignée de travailleurs américains est alors envoyée à l’usine mère à Fuqing, dans la province du Fujian. Ils y découvrent une discipline quasi-militaire et un paternalisme ambiant : ici pas de syndicat, mais une cellule du Parti. Selon les mots de son Secrétaire : « si les ouvriers ne rament pas fort, c’est tout le navire Fuyao qui coulera ».
Cela n’empêchera pas le conflit de s’envenimer. Les ouvriers américains dénoncent leurs conditions de travail, le manque de sécurité dans l’usine et menacent de faire appel au principal syndicat automobile d’Amérique du Nord (UAW) : « on s’est battus il y a un siècle pour nos droits, on ne va pas le refaire aujourd’hui ». De son côté, M. Cao prévient : « si un syndicat se forme, je ferme les portes ». Un bras de fer s’engage alors entre la direction et les travailleurs américains… Deux ans après son ouverture, Fuyao Glass America (FGA) finira par afficher un revenu net de 34,3 millions de $.
Ce documentaire dresse donc un portrait honnête de la mondialisation des entreprises, de son coût humain et social, de Dayton à Fuqing. Le clash entre les ouvriers américains et leurs managers chinois était prévisible, lié à leur différence de perception de conditions de travail acceptables, ou non. Alors que l’on pouvait attendre une certaine solidarité de classe, il n’en est rien. Pourtant, ouvriers chinois comme américains seront impactés par l’automation : Fuyao Glass America installait déjà ses premiers bras « robotisés » en 2018.
Aux Etats-Unis, ce reportage donnera sans doute matière à réflexion sur l’impact de la mondialisation sur ses travailleurs, et sur la montée en puissance de la Chine. L’objectif affiché de M. Cao était de « changer la perception des investissements chinois aux USA ». Pourtant, après visionnage, difficile d’imaginer que les téléspectateurs en aient une meilleure image. Au contraire, il pourra alimenter les craintes, et pas seulement celles de l’électorat de Trump. A tort, car ces investissements chinois ne sont pas tous destinés à être conflictuels. A Lancaster en Californie, la firme chinoise automobile BYD assemble des bus électriques pour différentes villes américaines depuis 2013 et fait figure de « success story », selon Madeline Janis, directrice de l’association Jobs to Move America. D’abord réticente, BYD a accepté de travailler avec un syndicat et les communautés locales pour mettre en place des pratiques de recrutement équitables, de bonnes conditions de travail et proposer des salaires décents – mesures qui bénéficient à toutes les parties. Les autorités locales ont donc un rôle primordial à jouer, en demandant des comptes aux entreprises étrangères s’installant sur leur territoire.
En Chine, les internautes dressent des comparaisons plutôt étonnantes : « ce n’est pas un conflit interculturel, mais un conflit entre un capitalisme du 19ème siècle et un autre du 21ème siècle ». Un autre commentaire est plus ironique : « quel est le pays socialiste, et quel est celui capitaliste ? Le pays socialiste exploite ses travailleurs, et bafoue leurs droits, et le pays capitaliste prône la sécurité au travail et supporte la participation des syndicats. C’est le monde à l’envers ». Enfin, parallélisme intéressant : le groupe américain Tesla a récemment inauguré sa « Gigafactory 3 » à Shanghai, l’occasion peut-être d’inverser les rôles en y tournant un « China Factory » ?
Sommaire N° 7-8 (2020) Spécial Covid-19