Petit Peuple : Suzhou (Jiangsu) – Duo Na, vendeuse d’amour virtuel

Suzhou (Jiangsu) – Duo Na, vendeuse d’amour virtuel

A Suzhou (Jiangsu), Duo Na, lycéenne de 17 ans, partageait ses jours entre trois activités : assister aux cours (qui l’ennuyaient, puisque même avec un an d’avance, elle comprenait tout dès la première phrase du professeur), surfer sur internet, et répondre aux appels incessants des copains sur son smartphone, implorant la solution de l’exercice de maths ou de physique, ou des idées pour la rédaction. Elle était née meneuse : son charisme la faisait chaque année réélire déléguée de classe – hors de l’école, tous la réclamaient.

Ses ami(e)s s’épanchaient sur les petites choses de la vie : la sévérité d’un père, la trahison d’une meilleure copine, surprise main dans le sac en train de chiper son petit ami… Duo Na avait la solution à tout, savait écouter, excellait à réconcilier, orienter, calmer.

La nuit, enfin seule, elle dévorait les forums sociaux sur la toile, ou lisait l’un de ces dizaines de romans postés chaque jour par des auteurs néophytes. Et c’est ainsi qu’un beau jour de printemps 2013, elle tomba sur « mon boyfriend sur GSM », opuscule mal écrit mais fourmillant de stimulantes anecdotes amoureuses, et d’une idée si ingénieuse que la fille en perdit toute envie de dormir pendant trois jours L’auteur avait imaginé une fille aux 10 amants, tous par téléphone, service virtuel qu’elle faisait payer. L’innovation tenait à la définition de l’amour, le produit vendu : il était strictement platonique, cadré dès le 1er appel par la meneuse de jeu : la moindre demande d’adresse, le moindre appel à rendez-vous ou propos scabreux causerait la rupture. Or à en croire le roman, cette exigence, loin de rebuter les garçons, les attirait par dizaines.

D’emblée, Duo Na avait vu l’opportunité qui se dessinait, le service qu’attendaient les élèves autour d’elle. De plus, elle le voyait bien, copains et copines ne savaient que faire de leur temps, et manquaient d’argent de poche. De tous ces ingrédients, elle allait faire un cocktail détonnant – le clou de l’année sur internet.

En même temps, de nombreux services similaires florissaient sur Taobao, le portail commercial d’Alibaba – l’idée était donc bien dans l’air du temps. Aussi notre lycéenne recruta comme téléphonistes la moitié de sa classe et ouvrit dare-dare Hello baby, son agence d’amour virtuel à 20 ¥ par jour.

Il ne lui fallut pas longtemps pour constater qu’elle avait vu juste : de 6 à 7 appels le 1er jour, Hello Baby était passé à 500 au bout d’un mois. Pour suivre la demande, elle dut étoffer sans cesse son réseau d’amants (via Taobao, à travers toute la Chine) d’abord à 60, puis à 200, tous sélectionnés sur leur joli visage (pour la photo sur le site) et la chaleur de leur timbre vocal. Pour raffiner l’offre, elle dut aussi diversifier ses employés par personnalité : quiconque cherchait une fille pouvait choisir entre « poupée, pétulante, femme mure » ou « fille d’ à côté ». Le garçon lui, pouvait se présenter « sous l’uniforme, jeune premier, chef d’entreprise ou tonton qui console ». Payable d’avance par carte, la commission retombait en espèces sonnantes et trébuchantes dans les escarcelles de Taobao (10%), de l’amant(e) et de Duo Na (45% chacun).

La jeune femme d’affaires n’en fait pas mystère : à son armée d’amoureux vénaux, impossible de faire leurs choux gras puisque chacun ne peut servir –qualité oblige- qu’un client à la fois. Le job peut par contre faire perdre le sommeil : amantes et amants doivent chaque matin réveiller le (la) client(e), répondre à ses appels tout au long de la journée. Elle-il entend ses confidences, le conseille, l’aide à ses devoirs, l’assiste aussi dans ses jeux en ligne, à conquérir l’épée magique, sauver la princesse… Le soir venu, il-elle lui souhaite bonne nuit –le ou la borde virtuellement dans son lit.

La demande de service se concentre invariablement le soir, heure où les jeunes ressentent fatigue et besoin de soutien. Elle s’exacerbe entre mars et juin, période du bachotage. La composante émotionnelle est aussi essentielle : Madame Zhang Xiaoli, Présidente de l’Association nationale de santé mentale, décrit ce client-type comme un ado bourré de complexes, malhabile face aux filles.

Toujours est-il qu’après deux ans, Duo Na est au seuil de la richesse. En octobre 2013, Hello baby faisait 30 contrats par jour, mais en août suivant, pour la pause estivale où les jeunes cherchent à tromper l’ennui, l’agence était passée à 200 par jour : Duo Na gagnait, cet été-là, 300.000 yuans.

Au fait, comment juger le travail de Duo Na ? Est-elle amorale, diabolique, à profiter de la misère existentielle des jeunes autour d’elle pour leur vendre du vent ? Ou bien est-elle une sainte, ayant réussi à cultiver chez des milliers d’ados la friche émotionnelle laissée déserte par les parents et les professeurs ?

Toujours est-il que cette businesswoman fait preuve d’une éblouissante énergie vitale et fait fortune par son initiative : encore une qui n’a pas attendu que lui tombe dans la bouche les cailles rôties. En chinois, cela se dit par une jolie formule, « 守株待兔 » (shǒu zhū dài tù) : « attendre à côté de la souche, que le lapin vienne s’y assommer ».

Par Eric Meyer

NDLR: Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article raconte l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors du commun, inspirée de faits rééls.

Ce « Petit Peuple » a été publié pour la première fois le 8 février 2014 dans le Vent de la Chine – Numéro 5 (2015)

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1 Commentaire
  1. severy

    Bientôt, ces remplisseurs vocaux d’oreillers d’illusions en ligne seront remplacés par des intelligences artificielles et Duo Na pourra se ranger en se berçant dans la baignoire tiède de la satisfaction, des illusions du devoir accompli.

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