« Le nombre de médailles que la Chine va remporter m’importe peu », a déclaré le Président Xi Jinping. Pourtant, l’Empire du Milieu n’a pas ménagé ses efforts pour mettre sur pied (ou plutôt « sur skis ») une redoutable délégation, la plus large jamais constituée par la Chine pour participer à des Jeux d’hiver.
Pour mettre toutes les chances de son côté, Pékin a fait appel à de nombreux athlètes naturalisés, notamment en hockey sur glace où ils sont 28 à avoir adopté la nationalité chinoise.
Mais le meilleur exemple est manifestement Eileen Gu (谷爱凌 ; Gǔ Ài líng). Surnommée par ses fans « princesse des neiges », la plus californienne des Chinoises est la star de ces Jeux, particulièrement depuis qu’elle a décroché la médaille d’or en « Big Air » devant la Française Tess Ledeux et la Suissesse Mathilde Gremeaux. Un exploit qu’elle pourrait bien réitérer en slopestyle et half-pipe, ses disciplines de prédilection. Le hashtag consacré à sa victoire a été vu plus de 2 milliards de fois, jusqu’à faire brièvement planter les serveurs de la plateforme Weibo.
Née à San Francisco de père américain et de mère chinoise, la jeune femme de 18 ans a choisi de concourir pour la « team China » en 2019 avec l’espoir de contribuer à inciter 300 millions de (jeunes) Chinois(es) à s’essayer aux sports d’hiver – objectif atteint avec trois ans d’avance, à en croire les chiffres officiels. Si cette décision est passée relativement inaperçue à l’époque, elle est aujourd’hui au cœur de toutes les discussions.
En effet, Eileen Gu n’a jusqu’à présent pas confirmé avoir abandonné son passeport américain et ne cesse de contourner la question. « Quand je suis aux États-Unis, je suis américaine. Quand je suis en Chine, je suis chinoise. Je suis fière de mon héritage et tout aussi fière de mon éducation américaine », répète-t-elle inlassablement aux journalistes.
Si la question de nationalité de la championne est récurrente, c’est que la loi chinoise ne reconnaît pas la double nationalité. Certains soupçonnent donc un traitement de faveur accordé à Eileen Gu par le gouvernement chinois, au nom de son incroyable talent.
D’autres dénoncent le prétendu opportunisme de la jeune athlète. « J’en ai assez de ce battage médiatique, nous savons tous pourquoi Gu a choisi de représenter la Chine, ce n’est pas pour son amour du pays, mais à cause des énormes intérêts économiques. Il suffit de compter combien de compagnies ont choisi de la sponsoriser », écrit l’un d’entre eux.
De fait, près d’une trentaine de marques, étrangères (Cadillac, Estée Lauder, Louis Vuitton, Red Bull, Tiffany’s, Victoria’s Secret, Visa…) comme chinoises (Anta, Bank of China, China Mobile, JD.com, Luckin Coffee, Midea, Mengniu…), ont vu en Eileen Gu, l’égérie idéale. Des contrats qui lui rapporteraient 35 millions de $ par an.
Cela dit, tous les athlètes naturalisés ne font pas l’objet d’un tel engouement. (Beverly) Zhu Yi (朱易), patineuse artistique de 19 ans, a renoncé en 2018 à sa nationalité américaine pour concourir sous le drapeau chinois. Mais depuis ses chutes à répétition aux JO, elle est l’objet de virulentes attaques. « Honte à toi », « voleuse de rêves », « apprend le chinois avant de te déclarer patriote », pouvait-on lire sur la toile. Certains internautes sont même allés jusqu’à suggérer – sans preuves – qu’elle aurait été sélectionnée à la place d’une « vraie » Chinoise (Chen Hongyi) grâce aux relations de son père Zhu Songchun, spécialiste en intelligence artificielle qui a quitté les États-Unis en 2020 pour prendre la tête d’un institut de recherche à Pékin. Le lynchage était tel que les censeurs de Weibo ont fini par supprimer le hashtag consacré à sa contre-performance…
Certes, les pressions auxquelles font face les athlètes chinois ne sont un secret pour personne. Cependant, les attentes du public envers les sportifs naturalisés sont encore plus fortes. Lorsqu’ils gagnent, ces représentants « chinois » sont portés aux nues, mais lorsqu’ils perdent, ils sont vilipendés… Une situation particulièrement compliquée à gérer pour les compétiteurs sino-américains dans un contexte de rivalité exacerbée entre les deux premières puissances mondiales.
Pourtant, la naturalisation à des fins sportives est courante dans bien des pays, qui la considèrent comme un « raccourci » pour tenter de rattraper leur retard dans une discipline donnée. Les sportifs eux, sont attirés par les perspectives de rémunération attractive et surtout par l’opportunité de participer à des grandes compétitions internationales.
En Chine néanmoins, la pratique est relativement nouvelle. Officiellement, la loi chinoise stipule que seuls les étrangers « de descendance chinoise » peuvent prétendre à la nationalité chinoise. En pratique, les demandes sont traitées au cas par cas, en fonction des besoins de la nation.
L’Empire du Milieu est d’ailleurs loin d’être considéré comme une terre d’immigration. Moins de 850 000 ressortissants étrangers y avaient élu domicile en 2020 et seulement 20 000 d’entre eux avaient obtenu une « carte verte » – une goutte d’eau par rapport à une population totale de 1,4 milliard d’habitants.
De fait, le gouvernement chinois est particulièrement prudent en matière d’immigration et veille à ne pas brusquer un public « conservateur », aux tendances xénophobes. En effet, les spectateurs sont davantage accoutumés à voir des athlètes d’origine chinoise représenter des nations étrangères, que des sportifs naturalisés concourir sous les couleurs de la Chine. C’est la raison pour laquelle l’association chinoise de football (CFA), pionnière en matière de naturalisation, prend soin de cultiver un certain patriotisme chez ses joueurs étrangers en leur enseignant la langue, la culture chinoise et l’hymne national.
Au final, ces réactions à double tranchant du public face à ces athlètes biculturels ne sont que l’expression même de la politique du gouvernement, qui est favorable à l’immigration tant qu’elle sert ses ambitions de montée en puissance en tout domaine, du sport à la science… Sauf que cette stratégie s’entrechoque avec le sentiment nationaliste que le Parti ne cesse d’encourager. Or, si la Chine espère sincèrement attirer les talents du monde entier, elle devra sans aucun doute se montrer plus ouverte.
Sommaire N° 6 (2022)