Les origines de l’accord
Lorsque Jose Manuel Barroso, président de la Commission Européenne et Herman Van Rompuy, président du Conseil Européen, visitent Pékin en novembre 2013 (cf photo), ils espèrent conclure avec la Chine un accord d’investissement en deux ans et demi. Xi Jinping vient d’accéder au pouvoir, et son arrivée a ravivé les espoirs de réforme économique et d’ouverture du marché chinois.
Pour Pékin, signer un tel accord avec Bruxelles permettrait de contrer l’accord de partenariat transpacifique (TPP) que prépare Washington sans inclure la Chine.
Pour les Européens, il s’agit d’unifier les différents accords bilatéraux passés entre les 25 pays membres et la Chine, mais aussi de rééquilibrer des « flux d’investissement inférieurs au potentiel que recèle la relation » sino-européenne. Alors que les volumes commerciaux sont signifiants (637 milliards d’€ en 2019), ceux des investissements directs étrangers (IDE) de l’Union européenne vers la Chine (140 milliards d’€ en 20 ans) restent modestes. Actuellement, 28% des IDE européens en Chine sont réalisés dans le secteur automobile, 22% dans les matériaux et la chimie, 9% dans les services financiers, 7% dans les produits de consommation, et 5% dans l’énergie.
Les IDE chinois vers l’Europe sont eux estimés à 120 milliards d’euros sur les deux dernières décennies, avec une accélération en 2016 avant de chuter en 2019. Cette année-là, l’Europe se dote d’un mécanisme de filtrage des investissements étrangers, inquiets de voir la Chine racheter ses pépites technologiques, particulièrement allemandes, comme le spécialiste de la robotique Kuka par Midea, l’emblématique fabricant de machines-outils KraussMaffei par ChemChina, l’entrée de Geely au capital de Daimler, et la tentative de prise de contrôle d’Aixtron, fabricant d’équipements de déposition pour les semi-conducteurs, par un fonds d’investissements chinois…
7 ans et 35 sessions de négociations
Il aura finalement fallu 7 ans et 35 sessions de négociations pour que les deux parties tombent d’accord. En effet, depuis le retrait des États-Unis du TPP dès l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche en janvier 2017, la Chine traîne des pieds, plus préoccupée par sa relation avec la première puissance mondiale et à satisfaire les demandes de son fantasque Président, qu’à négocier avec les Européens, ce qui génère un sentiment de frustration et de lassitude à Bruxelles.
Les rôles s’inversent en juin 2020, lors du sommet virtuel Chine-UE. Désormais, Pékin démarche activement Bruxelles pour aboutir à un accord avant le 31 décembre 2020, la date butoir fixée en 2019 par l’Union, habituée à ce que la Chine fasse traîner en longueur les discussions.
Respecter cette échéance viendrait couronner la présidence allemande du Conseil de l’UE, et permettrait à la Chine d’enfoncer un coin dans la coopération transatlantique la veille de l’investiture du nouveau Président américain le 20 janvier 2021. C’est ce double « calendrier » qui aurait incité la partie chinoise à faire de « substantielles concessions » en décembre, sur des sujets bloqués depuis des lustres. Après des années de procrastination, le fait que Pékin soit capable de faire suffisamment de concessions en un temps record – même si la plupart ressemblent à celles accordées aux États-Unis de Trump en quelques mois de guerre commerciale – en dit long sur les priorités diplomatiques chinoises.
Conscients du rapport de force en leur défaveur en matière de négociation par rapport aux États-Unis, les Européens ont donc fait le choix saisir cette fenêtre d’opportunité, craignant qu’elle ne se referme plus tard… Ce faisant, la Commission Européenne décide aussi de passer outre un contexte actuel très défavorable à la Chine, dont l’image a été sensiblement dégradée par l’absence de transparence sur l’origine de la Covid-19, l’introduction d’une loi sur la sécurité nationale à Hong Kong, la répression massive contre la minorité ouïghoure au Xinjiang, les pressions sur les gouvernements européens entretenant des liens avec Taïwan, les menaces envers ceux qui pourraient exclure la 5G de Huawei, ou encore sa diplomatie « combattante »…
Malgré le mécontentement de plusieurs États membres – les Pays-Bas, l’Italie, l’Autriche, la Pologne et la Hongrie – autour de l’opacité qui a entouré les négociations et de la précipitation à signer cet accord, le texte est bouclé le 30 décembre 2020. Le lendemain, l’accord est officiellement finalisé lors d’un vidéosommet en présence du Président Xi Jinping, de la Présidente allemande de la Commission Européenne Ursula von der Leyen, du Président du Conseil Européen, le Belge Charles Michel, et de la chancelière allemande Angela Merkel, dont les négociateurs chinois soulignent le rôle moteur dans la signature de l’AGI. La présence du Président français Emmanuel Macron à cette réunion virtuelle interroge en Europe, renforçant le sentiment que cet accord bénéficie principalement aux deux premières économies européennes. « Le Président français était présent puisque la ratification de l’accord devrait avoir lieu en 2022 sous présidence française du Conseil d’Européen », explique-t-on. Entretemps, la présidence tournante reviendra au Portugal, puis à la Slovénie.
Une partie du texte est finalement rendue publique le 22 janvier. Les listes positives et négatives par secteur devraient elles, être publiées courant février. Au sujet du mécanisme d’arbitrage investisseur-État, les deux parties se donnent deux ans pour aboutir à un accord.
Le texte devrait être soumis au Parlement Européen à l’automne 2021, qui débattra du texte. Difficile aujourd’hui de se prononcer sur ses chances d’être approuvé. Les députés européens peuvent très bien le refuser comme l’accord avec le Mercosur, ou l’approuver comme cela a été le cas avec le Vietnam. Cependant, si la Chine ne met pas d’eau dans son vin durant l’année, l’opposition au sein du Parlement pourrait bien se renforcer. De même, l’actuel courant européen altermondialiste, hostile à tout accord de libre-échange, ne devrait pas jouer en sa faveur. Le véritable débat autour de l’AGI ne fait donc que commencer…
Que contient-il pour les Européens ?
La Commission présente l’accord comme « le plus ambitieux que la Chine n’ait jamais conclu avec un pays tiers », et ne cesse de souligner que l’UE est le premier acteur mondial qui a amené la Chine à des « concessions » sur les questions des standards sociaux.
– En matière d’accès au marché, les libéralisations promises par la Chine sont essentiellement un « réemballage » des ouvertures de marché déjà consenties aux États-Unis, y compris dans le cadre de l’accord commercial « phase 1 ». Le reste des engagements chinois est soit partiel ou soumis à conditions.
Par exemple, sous la pression de l’administration Trump, la Chine avait déjà accordé en 2018 aux banques et assurances le droit de prendre une participation majoritaire (plus de 51%) dans leur coentreprise formée avec un partenaire chinois, avec la possibilité d’en prendre le contrôle total. UBS, JP Morgan, Nomura, Crédit Suisse, Goldman Sachs, PayPal, Axa et Allianz en ont déjà profité.
Dans le secteur automobile, la Chine promet de garantir l’accès aux producteurs de véhicules à énergies nouvelles, mais uniquement au-delà d’un certain niveau d’investissement (plus d’1 milliard de $) et seulement dans provinces où les capacités de production ne sont pas excédentaires. Cette approche très encadrée sera probablement limitée en pratique aux groupes déjà installés en Chine. C’est déjà le cas de Tesla, qui a reçu le feu vert pour s’implanter sans partenaire chinois à Shanghai dès 2018.
Au sujet des télécommunications et de l’informatique en nuage (le « cloud »), les opérateurs européens ne pourront contrôler que jusqu’à 50% de leur JV avec leur partenaire chinois. Dans le domaine de la santé, la Chine propose aux investisseurs européens d’opérer leurs propres cliniques et hôpitaux dans huit grandes villes seulement et sur l’île de Hainan. La Chine promet également de supprimer l’obligation de former une coentreprise dans les services environnementaux tels que la gestion des eaux usées, la réduction du bruit, l’élimination des déchets solides, le nettoyage des gaz d’échappement, l’assainissement…
– Pour la première fois, l’épineuse question des subventions des entreprises publiques est traitée : la Chine consent à publier annuellement une liste des subventions accordées à ses entreprises d’État dans le secteur des services. Cependant, la majorité des investissements européens le sont dans le domaine manufacturier – qui lui n’est pas couvert par l’AGI. Par ailleurs, le mécanisme de résolution des différends d’État à État ne s’applique pas aux subventions dans le secteur des services…
Sur les transferts de technologies, l’AGI interdit formellement la subordination d’un investissement européen à l’obligation de transfert à une entreprise chinoise, et prohibe tout transfert contraint y compris « post-investissement ». C’est une avancée. Toutefois, cela ne concerne que les transferts technologiques exigés dans le cadre d’un contrat, or la majorité d’entre eux ont lieu de manière illicite. L’AGI ne traite pas non plus des cas de discrimination des firmes européennes (étrangères) dans le cadre d’appels d’offres publics.
– En matière de développement durable, l’Union a obtenu de la Chine qu’elle réitère dans l’AGI ses engagements de mise en œuvre effective de l’accord de Paris sur le climat, ce qui n’est pas exactement un accomplissement en soi. Pékin ne s’est pas engagé à avancer son pic d’émissions, malgré le fait qu’elle en ait la capacité, ni a renoncé à la construction de nouvelles capacités en charbon. Par ailleurs, si la Chine ne respecte pas ses engagements climatiques et écologiques, cela n’aura aucun effet sur la mise en œuvre de l’AGI.
Enfin, la majorité des discussions autour de l’AGI se sont focalisées sur la faiblesse du texte en matière de travail forcé et de liberté d’association, la Chine s’étant simplement engagée « à œuvrer en faveur de la ratification des conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT) » – sans donner d’échéance. À l’évidence, Pékin s’est prémunie de toute obligation contraignante en ce domaine. « L’accord n’a pas vocation à régler la question des droits de l’Homme en Chine », se défend la Commission, qui énumère d’autres dispositifs comme le « Magnitsky Act » européen ou un texte sur le devoir de vigilance, encore à l’étude. Pourtant, inclure des clauses sur les droits de l’Homme dans ses accords commerciaux est une stratégie européenne en place depuis des décennies afin d’amener ses partenaires à de plus hauts standards.
Au sujet du suivi de la mise en œuvre de l’accord, l’UE a obtenu de la Chine la promesse de groupes de travail biannuels et d’une réunion chaque année entre le vice-premier ministre Liu He (qui avait négocié l’accord commercial « phase 1 » avec Washington) et le vice-président de la Commission européenne Valdis Dombrovskis.
Le grand gagnant : l’Allemagne
À travers l’AGI, ce sont surtout les intérêts allemands qui ont parlé. Premier partenaire commercial de la Chine en Europe, trustant environ un tiers des échanges communautaires, l’Allemagne est le pays qui avait le plus grand avantage économique à conclure cet accord. En 2019, 96 milliards d’€ ont été exportés par les entreprises d’outre-Rhin vers la Chine, qui a elle-même écoulé 110 milliards d’€ de biens en Allemagne. Largement implantées en Chine, les firmes allemandes (BASF, Volkswagen, Siemens, BMW, Daimler…) sont donc devenues extrêmement dépendantes du marché chinois, qui est souvent leur premier marché. Durant ses seize ans à la tête de l’Allemagne, Angela Merkel a d’ailleurs toujours su tenir le bon discours pour leur éviter d’être la cible de sanctions chinoises… Mais les intérêts de ces firmes sont-ils ceux de l’Europe entière ?
Et pour la Chine ?
En retour, Pékin a obtenu une garantie d’ouverture du marché européen – ce qui était déjà le cas – et une petite promesse d’accès au secteur des énergies renouvelables. Cette ouverture est limitée à hauteur de 5 % des parts de marché et doit être réciproque. La Chine a également obtenu la facilitation du mouvement de ses cadres et sa main-d’œuvre spécialisée. Force est donc de constater l’asymétrie des concessions en faveur du côté européen, qui souligne surtout l’ampleur du fossé qui persiste.
Au-delà de ces maigres gains, Pékin remporte surtout une victoire diplomatique de taille. En effet, en signant avec la Chine, l’Union rompt le rang avec Washington au nom de « son autonomie stratégique ». Une douce mélodie aux oreilles du ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi, qui ne cesse de répéter à ses partenaires européens que « l’UE ne doit laisser personne interférer dans ses relations avec la Chine, et continuer à avancer vers une coopération ‘gagnant-gagnant’ ». En effet, en acceptant de faire quelques concessions aux « Vingt-sept », la Chine retarde la formation d’un front commun entre les deux puissances occidentales. C’est d’ailleurs cet aspect du deal, plus que son contenu, qui a été mis en avant dans les médias chinois.
Ce succès auprès des Européens vient également confirmer aux yeux de Pékin l’efficacité de sa « diplomatie commerciale » pour diviser ses différents interlocuteurs, que ce soit à l’échelle « intra-européenne » avec le Forum « 17 + 1 » (qui aura lieu virtuellement le 9 février), ou extra-européenne, avec les États-Unis.
En s’accordant sur l’AGI, l’Union se présente à la Chine comme son « partenaire » et non comme son « rival systémique ». C’est d’ailleurs ainsi que le message est interprété à Pékin, mais aussi comme un fléchissement des valeurs européennes, puisqu’au lendemain de la signature, Pékin remettait sur le tapis une éventuelle visite au Xinjiang de diplomates européens – un déplacement que la Chine ne manquerait pas de récupérer à son avantage.
Enhardie par ce succès et la signature du RCEP, la Chine pourrait redoubler d’efforts pour conclure au plus vite un accord de libre-échange avec la Corée du Sud et le Japon. La multiplication de ces traités commerciaux est un moyen pour la Chine de faire face à un environnement international plus hostile et de parer à son isolation croissante : en augmentant les échanges et les investissements croisés, elle vise à augmenter la dépendance de ses partenaires, et se munit de puissants leviers de rétorsions lorsque la relation ne va pas dans le sens voulu par Pékin. Ce n’est pas l’Australie qui dira le contraire…
L’AGI sous le feu de la critique en Europe
Indéniablement, sur le « Vieux continent », l’AGI a suscité plus de critiques que d’enthousiasme.
Il y a d’abord le fait que l’accord ne contienne que peu d’avancées par rapport à ce que Pékin avait consenti à Washington, notamment dans son accord « phase 1 », dénoncé par Bruxelles à l’époque. Et malgré ces quelques concessions chinoises en matière d’accès à ses marchés, on est encore bien loin de la réciprocité tant espérée.
Certes, si la Chine offre à l’UE quelques concessions qui lui permettent de rattraper son retard – voire marquer au moins temporairement quelques coups d’avance – sur Washington, pourtant ne pas faire preuve de pragmatisme et accepter cette offre ? Ce faisant, l’UE privilégie ses intérêts à ses valeurs, et ses gains économiques de court terme à son indépendance stratégique de long terme.
Alors que la pandémie a créé un consensus en Europe sur l’importance de relocaliser certaines industries au nom de « l’autonomie stratégique », signer un traité d’investissement avec la Chine pose question. De son côté, la Chine a bien saisi toute l’importance d’atteindre l’autosuffisance dans certains domaines critiques, et compte bien limiter sa dépendance envers l’étranger, en donnant la priorité à son marché et à ses entreprises (surtout publiques) dans le cadre sa stratégie de « circulation duale ». Il n’a donc jamais été aussi clair que la Chine n’est pas prête à s’ouvrir davantage. Au contraire, le Parti a renforcé son contrôle sur l’économie et particulièrement sur le secteur privé, entrant ainsi en contradiction avec sa volonté d’ouverture affichée à l’international et à ces accords de libre-échange qu’elle multiplie.
Face à cette stratégie chinoise bien établie, celle européenne, considérant depuis 2019 la Chine comme « un partenaire, un concurrent et un rival systémique » va sûrement nécessiter des ajustements. Même à Pékin, on a du mal à comprendre comment l’Union peut être les trois à la fois, sans perdre en cohérence et en crédibilité. Pour la Chine, il n’y a que deux voies : « soit tu es mon partenaire, soit tu es mon ennemi ». Il ne reste plus qu’à espérer que l’accord sino-européen agisse comme un révélateur de l’importance de rouvrir ce débat stratégique à Bruxelles, plutôt que de le refermer.
1 Commentaire
severy
1 février 2021 à 10:07Quelque accord que ce soit au plan international est susceptible de redorer le blason bien terni du régime aux yeux du monde, de sa population et à ses propres yeux.