Il n’est pas rare de le voir faire un grand écart sur un banc public ou des exercices d’assouplissement le pied posé sur une barrière métallique, son chariot-poubelle et son balai laissés un peu plus loin. Dans son village natal, tout le monde surnomme Liu Ziqing « le balayeur qui danse » et les enfants sur l’aire de jeux attendent avec impatience son passage. Il venait tous les jours mais maintenant qu’il danse sur scène à Baotou, la grande ville-préfecture de la région autonome de Mongolie Intérieure dont dépend le village, il vient moins souvent. Vêtu de sa veste jaune fluo, une casquette sur la tête, son arrivée provoque un attroupement joyeux. Du haut de ses 63 printemps, Liu Ziqing sait tout faire : grand écart, roue, saut périlleux, et même marcher sur les mains. Son balai à la main, il tourne et virevolte, enchaîne les pirouettes et les jetés, sous les cris de joie de son jeune public. Son sourire, un sourire aussi grand que ses deux jambes en grand écart, ne le quitte jamais. Ni pour jouer quelques minutes avec les enfants – les seuls à ne jamais s’être moqués de lui – ni quand il s’entraîne sous les remarques acerbes des passants ou des voisins. Mais, depuis qu’il a décroché il y a quelques mois, ce rôle dans une production jouée à Baotou, entouré de jeunes danseurs professionnels, les quolibets se font plus rares.
Il y a dix ans, après une vie de labeur comme agriculteur et éboueur, regardant distraitement la télévision que son fils venait d’allumer, il lui a interdit de zapper. Sous ses yeux se déroulait un cours pour apprendre les basiques de la danse classique, son rêve depuis toujours… Et pourquoi pas maintenant, après tout ! Ses deux fils, éberlués, ont découvert la souplesse cachée de leur père et sa femme n’a pas été surprise quand il lui a annoncé vouloir prendre des cours de ballet. Depuis leur rencontre, elle connaissait cette passion pour la danse qui couvait chez lui depuis l’enfance et que la pauvreté avait brisée net.
Né dans une famille pauvre du village en 1960, Liu Ziqing découvre à 5 ans, émerveillé, le film « Le Détachement féminin rouge » qu’il regarde plus d’une dizaine de fois ainsi que le ballet éponyme écrit en 1964. Pendant la Révolution Culturelle, deux ballets seulement, dont celui-ci, sont autorisés par Jiang Qing, la dernière épouse de Mao. Quand les autres assistaient aux représentations organisées dans la région par devoir, Liu Ziqing y allait le feu au cœur. Il était Hong Changqing, le commissaire politique de l’Armée Rouge qui invite la jeune fille Wu Qinghua à rallier un détachement féminin créé par les communistes chinois pour se battre contre le pouvoir nationaliste en place et qui meurt en héros dans les flammes. Chez lui, il n’était même pas question d’y songer. Qu’avait-on besoin d’un danseur pour gérer une ferme ? Quel salaire pour nourrir la famille ? La seule fois où il avait bravement mis le sujet sur la table devant ses parents et s’était vu apposer un non catégorique, il était parti pleurer dans un champ, dans l’indifférence générale.
Depuis maintenant dix ans, il s’entraîne tous les jours, où il peut, aux champs, au bord de la route, dans sa cour, sur un trottoir, et les commentaires pleuvent : « T’es fou ou quoi ? », « t’as plus l’âge pour faire des cabrioles ! », « c’est ridicule ! » Liu Ziqing s’en fiche. Quand il danse, il est heureux, il oublie tout. À force d’assouplissements et d’exercices, sa santé s’est améliorée et ses maux d’estomac ont pratiquement disparu. Encouragé par sa famille, il s’est inscrit à des cours de danse à la Baotou Normal University et son sourire, sa joie d’être là motivent les plus jeunes jusqu’au professeur qui n’a jamais vu un élève aussi passionné.
Depuis quelque temps, il repense souvent à sa grand-mère. Le soir où il était parti pleurer son rêve envolé, elle seule l’avait attendu dans l’obscurité, assise sur une chaise dans la cour de la ferme. Sans un mot, de ses doigts ridés aux ongles noirs, elle avait essuyé ses larmes et l’avait pressé contre son cœur en chuchotant : « Un beau rêve est difficile à réaliser » (好梦难成, hǎo mèng nán chéng) mais ne te décourage pas, le melon une fois mûr, la tige se détache (瓜熟蒂落, guā shú dì luò) ». Longue maturation de cinquante ans mais personne n’empêchera aujourd’hui Liu Ziqing de goûter à ce melon tardif !
Par Marie-Astrid Prache
NDLR : Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article s’inspire de l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors de l’ordinaire, inspirée de faits rééls.
1 Commentaire
severy
12 décembre 2023 à 23:23Belle histoire.