Editorial : Entre la Chine et l’Union Européenne, une interdépendance contrainte

Entre la Chine et l’Union Européenne, une interdépendance contrainte

Après un hiatus de plus de quatre ans, l’Union Européenne (UE) et la Chine (RPC) ont enfin tenu leur 24e sommet bilatéral le 7 décembre 2023. Le président du Conseil européen, Charles Michel, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, se sont rendus tous les deux à Pékin pour y rencontrer le président chinois, Xi Jinping, et échanger avec Li Qiang, son Premier ministre.

Après la césure des années Covid et la suspension de l’accord d’investissement UE-Chine en 2020, qui avait nécessité plus de sept ans de négociations et avait été porté à bout de bras par Angela Merkel malgré l’opposition de la Belgique, des Pays-Bas et de la Pologne, ce sommet était l’occasion de renouer le dialogue avec la Chine, dans un paysage économique et géopolitique complètement différent.

Sur le plan géopolitique, qu’on le veuille ou non, le fait est que la Chine et l’Europe ont rarement été si peu unis par « une communauté de destin ». Le 4 février 2022 marque le début d’une nouvelle ère : celle où la Chine et la Russie entretiennent un partenariat d’amitié « sans limite » dont la plateforme commune est la résistance à un ordre mondial dit « occidental », gardé par des Etats-Unis perçus comme une nation en déclin. Les Européens n’étant dans cette perspective que des vassaux que l’on va s’efforcer de détacher de leur suzerain tutélaire (les Etats-Unis).

Vingt jours plus tard, l’agression par la Russie de l’Ukraine donnait une dimension claire à cette amitié. L’opposition frontale de l’Europe à cette guerre d’invasion d’un pays souverain par un autre, reniant la parole diplomatique et les accords internationaux du mémorandum de Budapest de 1994 signés par la Russie stipulant que Moscou n’envahirait jamais Kiev, a donc trouvé très peu d’échos en Chine. En attendant, cette guerre (qu’elle soit « la faute de l’OTAN » ou non) a même renforcé le partenariat d’amitié (qu’il soit sincère ou calculé) entre Moscou et Pékin. Elle a créé un regain inédit de relations commerciales entre les deux pays : les exportations de Pékin vers la Russie ont bondi de 50 % sur l’année pour atteindre 100,3 milliards de $ entre janvier et novembre, tandis que les importations en provenance de Russie ont grimpé de 12 % pour atteindre 117,8 milliards de $. En 2022 déjà, le commerce bilatéral total entre la Russie et la Chine avait atteint un niveau record de 190 milliards de $ en 2022, soit une hausse de 30 % par rapport à 2021. Depuis, l’Union Européenne et la Chine vivent dans deux mondes géopolitiques différents : croire que cette différence est simplement due à l’inféodation de l’Europe aux « Yankees » serait faire injure à l’indépendance intellectuelle et morale des Européens.

Ainsi si l’Italie se retire de l’initiative Belt & Road (BRI), ce n’est pas simplement sur pression américaine. Il faut se rappeler que la BRI n’a pas eu des résultats si substantiels en Europe. Le port grec du Pirée fait partie des plus grandes acquisitions chinoises en Europe dans le cadre de la BRI. Or, d’un côté, certes, l’argent de Pékin a transformé le port, les volumes de conteneurs ayant quintuplé depuis 2009. Cependant, de l’autre, la Chine n’a pas respecté son obligation contractuelle d’investir 300 millions de $ dans les installations portuaires. Par ailleurs, le Monténégro avait contracté un prêt d’un milliard de $ auprès de la Chine en 2014 pour construire une nouvelle autoroute, qui reste inachevée. Début 2023, après le retrait en 2022 de l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie du « 17+1 », club exclusif de la Chine pour interagir avec les pays d’Europe centrale et orientale, le ministre tchèque des Affaires étrangères déclarait qu’il avait disparu. Plus encore, même le restant, le « 14+1 » n’aurait selon lui « ni substance ni avenir. »

Quant au paysage économique, il n’est pas meilleur. Certes, en termes de volume global, les relations commerciales entre la Chine et l’Europe ont dépassé celles entre l’Europe et les Etats-Unis. Cependant, ces relations commerciales sont extrêmement déséquilibrées et le sont de plus en plus. L’UE achète à la Chine bien plus qu’elle ne vend. En conséquence, l’UE connaît un déficit commercial croissant. Plus encore, en quatre ans ce déficit s’est accru à un niveau sans précédent. Entre 2018 et 2022, le déficit commercial bilatéral de l’UE avec la Chine est passé de 154,7 à 396 milliards d’euros, principalement sous l’effet d’une forte hausse des importations de l’UE (+83 %).

C’est là du point de vue européen que se pose la nécessité de repenser son partenariat économique avec le « rival systémique » chinois. Le président du Conseil européen, Charles Michel, déclarait : « La relation UE-Chine est importante. Mais nous devons rendre nos relations commerciales et économiques plus équilibrées, réciproques et mutuellement bénéfiques ».

Cependant, la Chine semble être peu portée à changer un système qui est largement en sa faveur. Avant même le sommet, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères Wang Wenbin affirmait que l’UE portait la responsabilité du déséquilibre commercial, car elle empêchait ses entreprises d’exporter vers la Chine. Plus encore, en « habile » stratège, Wang disait aussi : « Si l’UE, d’un côté, impose des restrictions sévères aux exportations de haute technologie et, de l’autre, espère augmenter fortement ses exportations vers la Chine, j’ai bien peur que cela n’ait aucun sens ». Autrement dit, la Chine veut utiliser son excèdent commercial comme un élément de négociation pour détacher l’Europe de « l’embargo » américain sur les exportations vers la Chine de produits à haute valeur technologique (dont certains dérivés finiront en Russie, en Iran ou en Corée du Nord pour développer un arsenal militaire permettant de contester l’ordre libéral international).

Toutefois, il n’est pas sûr que l’UE veuille encore renforcer son concurrent direct en allégeant une pression qui rendrait sans limite la domination chinoise à l’export sur tous les produits à valeur technologique ajoutée (des panneaux solaires aux voitures électriques). Ainsi, croire que l’on puisse sortir de l’inféodation géopolitique aux Etats-Unis en renforçant l’inféodation économique à la Chine est à la fois intellectuellement naïf et moralement problématique. Quant à sortir de l’un et l’autre à la fois… On est certes libre de rêver.

Par Jean-Yves Heurtebise

Avez-vous aimé cet article ?
Note des lecteurs:
3.37/5
11 de Votes
1 Commentaire
  1. severy

    Il se trouvera toujours quelque businessmen véreux pour faire « a quick buck » avec le régime de Pékin en vendant quelque joyau technologique , le profit à court terme l’emportant sur la sécurité la plus élémentaire…

Ecrire un commentaire