Petit Peuple : Des mémoires à l’épreuve du temps (2ème partie)

Des mémoires à l’épreuve du temps (2ème partie)

Au début des années 2000, des documentaires, des séries mettent en avant l’épisode des « Orphelins de Shanghai ». Le chiffre officiel de 3 000 enfants envoyés en Mongolie Intérieure ne tient bientôt plus devant l’évidence. Entre 1959 et 1961, 50 000 au moins auraient été envoyés hors de Shanghai et débarqués là où des gens offraient de les adopter dans chaque province traversée par le train, Shandong, Shanxi, Henan, Hebei, Shaanxi, Liaoning, Jilin, Gansu, Mongolie Intérieure et même dans le lointain Xinjiang.

Si les orphelins devenus adultes se débattent avec des questions qui s’ouvrent comme des gouffres, les cœurs continuent de saigner dans les familles contraintes d’abandonner leur enfant. Lu Shufang, l’aînée de cinq enfants, se souvient très bien du jour d’avril 1960 où sa mère a emmené sa petite sœur de deux ans à Shanghai. De la ville de Yixing dans la province du Jiangsu, elles ont pris le bateau puis le train jusqu’à la mégapole. Après avoir acheté un gâteau au sésame à sa petite fille, sa mère l’a laissée devant l’entrée d’un restaurant.

Durant les trois mois du printemps 1960, plus de 5 200 enfants sont ainsi ramassés dans les rues de Shanghai. Lu Shunfang se souvient des pleurs de sa mère. Sur son lit de mort encore, elle fait promettre à son aînée de continuer les recherches. Depuis 2000, Shunfang n’a jamais cessé. Sur ses propres deniers, elle est partie dans le Shanxi, Shaanxi, Hebei, Liaoning, Henan et la Mongolie Intérieure sur les traces de sa petite sœur. Sans réussir encore à la retrouver, elle a croisé de nombreuses personnes, comme elle, à la recherche les uns des autres.

La tâche est ardue tant les traces écrites manquent : pas de papiers d’identité dans les poches de ces enfants bien sûr et les rares enregistrements dans les archives de Shanghai ou dans les provinces d’arrivée ont été détruites toutes ou parties pendant la Révolution culturelle.

Pour que ses pérégrinations servent à d’autres, Lu Shunfang a créé l’association du Grand Bond des Orphelins de Shanghai (上海孤儿寻亲会, Shànghǎi gū’ér xún qīn huì) et monté un site internet permettant aux familles et aux orphelins de s’enregistrer et d’avoir accès aux données laissées par d’autres. Chaque année, l’association organise de grands rassemblements (cf photo – credit SCMP ) où des milliers d’orphelins venus de toute la Chine rencontrent les familles qui cherchent. Un visage ressemblant, des tâches de naissance, des marques de brûlure, des oreilles percées ou un tatouage, les mémoires se saisissent du moindre détail pour pallier à l’absence de papiers, de certificats, de témoignages écrits. Parfois ça marche et très souvent, la mémoire de Lu Shunfang y est pour quelque chose.

Ainsi de Wu Xiuqin, rencontrée lors d’un voyage dans le Nord, qui souhaite retrouver ses parents biologiques. Mais ses jambes paralysées suite au tremblement de terre de Tangshan la font hésiter. Si elle la retrouvait, sa famille accepterait-elle d’accueillir une handicapée ? De retour chez elle, Lu Shunfang reçoit quelques temps plus tard une femme originaire de Wuxi à la recherche de sa sœur. En discutant avec elle, Lu Shunfang s’aperçoit que Wu Xiuqi pourrait être cette sœur. Elle s’occupe alors d’organiser une rencontre et ses déductions se voient confirmées par un test ADN. Parfois, des familles sont tellement sûres qu’elles refusent le test, menant parfois à des situations encore plus compliquées.

Sur les 50 000 orphelins, un millier environ ont retrouvé leurs familles. Mais, malgré des mémoires encore vives, 99% n’ont toujours pas identifié leurs familles biologiques. Certains ne le souhaitent pas, à l’instar de Jalgamj, complètement assimilé et considérant la Mongolie Intérieure comme sa maison. Sun Baowei, lui, rêve de savoir d’où il vient mais refuse d’enregistrer son ADN dans la base de données nationale créée à cet effet. Il dit être maintenant en paix avec son passé. Quant à Lu Shunfang, elle continue de chercher. Bien consciente du pouvoir de l’écrit – les données enregistrées sur son site internet en sont la meilleure preuve – elle finit d’ailleurs une interview pour un article dans le China Quaterly Heritage de septembre 2009 par ces mots : « Ma mère s’appelait Xie Xiumei. Ma sœur s’appelait Lü Yafang. Oh, Yafang, si tu lis ceci, quel que soit l’endroit le plus reculé de la terre où tu puisses être, s’il te plait, reviens. Maman est partie. Mais j’ai gardé une mèche de ses cheveux pour toi. »

Duguima, Lu Shunfang, mémoires vivantes pour combien de temps encore ? Devant le silence du gouvernement sur tout ce qui se rapporte de près ou de loin à la Grande famine – aujourd’hui désignée par l’euphémisme « trois ans de difficultés » afin de protéger l’image de Mao et du parti – devant les archives à nouveau fermées et l’enseignement de cette période soigneusement occultée dans les écoles et universités, comment faire pour que le peuple chinois n’oublie pas son passé ? Il faut l’écrire et Lu Shunfang ne nous contredirait pas, car « l’encre la plus pâle vaut mieux que la meilleure mémoire. » (好记性不如烂笔头, Hǎo jì xìng bù rú làn bǐ tóu).

Par Marie-Astrid Prache

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