Le 16 novembre, le New York Times publiait les « Xinjiang Papers », 403 pages de discours, mémos et autres rapports confidentiels sur la politique répressive du régime chinois à l’encontre de sa minorité ouïghoure du territoire autonome. Une semaine plus tard, c’était le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ, à l’origine des « Panama Papers » en 2016) qui révélait à son tour d’autres documents internes ayant trait aux camps d’internement installés au Xinjiang. Ces « China Cables » dévoilent un manuel de 2017, usant d’un double langage en qualifiant les détenus « d’étudiants », listant les critères nécessaires à « l’obtention de son diplôme », ou expliquant comment gérer l’éloignement avec les proches durant cette « formation professionnelle ». Les documents mis au grand jour expliquent également comment prévenir les évasions, garder l’existence de ces camps secrète, ou endoctriner leurs pensionnaires… Surtout, ils donnent des détails inédits sur le système de contrôle social mis en place au Xinjiang : une plateforme nommée « IJOP » centralise des masses de données sur la population et attribue à chaque individu un nombre de points en fonction de critères définis. Ainsi, il suffit de porter le voile ou la barbe, aller à la mosquée, ne pas boire d’alcool ou avoir voyagé à l’étranger pour être considéré comme « extrémiste » par le cerveau artificiel. Le résultat obtenu définit ceux qui seront envoyés dans ces camps, en prévention d’une potentielle activité considérée comme criminelle. Des révélations majeures donc, qui confirment la nature arbitraire et extrajudiciaire de ces détentions.
Pour sa défense, le régime justifie l’existence des camps en vantant leur efficacité dans la lutte contre l’extrémisme religieux et le terrorisme : « aucun attentat n’a eu lieu au Xinjiang ces trois dernières années ». Le porte-parole du gouvernement chinois avertit les puissances étrangères malveillantes que la situation au Xinjiang est une affaire « purement chinoise ». Quant à ces documents, « sortis de leur contexte », ce sont des « fake news », ajoutait l’ambassadeur Liu Xiaoming à Londres.
Le sujet est toutefois extrêmement sensible, puisque ces écrits mentionnent directement un discours du Président Xi Jinping, prononcé après l’attentat suicide dans une gare d’Urumqi le 30 avril 2014 (3 morts, 79 blessés), quelques heures seulement après sa première visite officielle dans le territoire autonome. Xi intimait alors l’ordre aux cadres locaux d’être « beaucoup plus durs » et « sans aucune pitié » dans cette « guerre contre la terreur ». Par la suite, des extraits de ce discours auraient été distribués aux autorités locales pour leur rappeler leur mission.
Étonnamment, les méthodes fortes du Président prennent le contre-pied de celles préconisées par son propre père, Xi Zhongxun. Celui-ci, en charge d’un vaste territoire incluant le Xinjiang dès les années 50, appelait alors à promouvoir des leaders issus des minorités et refusait de considérer les coutumes ethniques ou religieuses comme des traditions arriérées ou féodales. En 1981, il ordonnait même de résoudre pacifiquement un soulèvement pro-indépendantiste ouïghour à Kashgar (Jiashi). Mais, peu après avoir quitté ses fonctions, une série de manifestations au Tibet et au Xinjiang convainquirent ses successeurs que l’attitude modérée de Xi Zhongxun avait été une erreur. Une leçon qu’a bien retenue Xi-fils.
Le responsable haut placé au sein du gouvernement chinois à l’origine des « Xinjiang Papers », espère ainsi que « Xi Jinping et ses proches conseillers n’échappent pas à leur culpabilité face au reste du monde ». La répression actuelle des Ouïghours est donc loin de faire l’unanimité au sein du leadership. Même si, pour les cadres, le simple fait d’exprimer une objection peut les mettre en danger, tous n’appliquent pas aveuglément les consignes données. En témoignent les 12 000 membres du Parti au Xinjiang, sanctionnés en 2017 pour avoir failli « dans le combat contre le séparatisme ». Parmi eux, se trouvent des fonctionnaires ouïghours, accusés de montrer « deux visages » (l’un au service du Parti, l’autre servant les intérêts de leur minorité), mais pas seulement : dans les documents, est cité le cas de Wang Zhongzhi. Ce cadre Han, d’un district proche de Kashgar, aurait osé affirmer que la concentration de masse des Ouïghours était économiquement contre-productive et n’allait qu’aggraver les tensions interethniques. Suite à quoi, il aurait relâché 7 000 des 20 000 détenus dans son district. Plus tard, l’enquête interne l’accusera d’avoir « refusé d’arrêter tous ceux qui devaient l’être » et le condamnera, malgré ses 15 pages d’autocritique.
La Chine a longtemps nié l’existence de ces camps d’internement au Xinjiang. Ce n’est qu’il y a un an, confrontée à des preuves irréfutables, qu’elle reconnaissait finalement avoir mis en place ces « camps de formation professionnelle ». Est-il envisageable que face à l’accumulation de témoignages, documents, photos satellites, vidéos, la Chine fasse marche arrière ? Pour cela, la communauté internationale devrait hausser le ton. Une mission mal engagée à l’ONU, où la Chine s’est offert un fort soutien diplomatique. Fin octobre à New-York, deux coalitions s’opposaient sur la situation au Xinjiang : l’une menée par le Royaume-Uni et les Etats-Unis, suivis par 21 autres États (dont le Canada, l’Allemagne, la Belgique, la France, la Nouvelle-Zélande et le Japon), appelant Pékin à respecter ses engagements internationaux pour la liberté de religion. Elle fut sitôt contrée par une autre, sous la houlette de la Biélorussie et 53 pays musulmans, africains, micro nations, adhérents à l’initiative BRI (dont le Pakistan, la Russie, l’Égypte, la République démocratique du Congo ou la Serbie) vantant les résultats chinois dans la lutte anti-terroriste. Force est de constater que les supporteurs rassemblés derrière la Chine sont encore plus nombreux que lors d’une première prise de bec sur le sujet en juillet dernier à Genève (37 pays contre 22). Mais un acteur de poids pourrait peut-être changer la donne : les Etats-Unis, dont le département du Commerce a déjà mis sur liste noire 28 entitées et compagnies chinoises impliquées dans la surveillance et la répression au Xinjiang, ainsi que plusieurs dirigeants du territoire. A l’instar de Hong Kong, une autre loi sur la situation des droits de l’Homme au Xinjiang, déjà approuvée par le Sénat, pourrait arriver sur le bureau du Président Trump. Sera-t-il enclin à augmenter la pression en soutenant cette loi ?
Sommaire N° 40 (2019)