Petit Peuple : Canton – Sept copines pour la vie (1ère partie)

Nées toutes deux en 1989 à Canton, dans le quartier huppé de Shamian, Yu et Duan habitaient à deux pas l’une de l’autre. Ceci fit qu’elles fréquentèrent les mêmes écoles (de la maternelle au lycée) et se considérèrent très tôt comme sœurs – compensant ainsi leur solitude d’enfants uniques. Elles étaient de physique et de caractère très différents, mais fort complémentaires. Petite, gracile et silencieuse, Yu cachait sous son aspect effacé une vive intelligence et une volonté de fer. Tandis que Duan, de belle taille et extravertie, avait réponse à tout et devenait souvent la cible des railleries des garçons ne supportant pas qu’elle occupe le feu de la rampe, contestant ainsi leur supériorité. Quand ils s’attaquaient à elle, soit dans l’espoir de la conquérir, soit pour la punir, c’était le plus souvent Yu qui, sortant de sa réserve, montait au créneau pour la défendre.

Travaillant toujours ensemble, excellentes élèves, elles étaient constamment en tête de la classe : en 2007, elles passaient leur Gaokao (bac) avec des scores élevés, et entraient à l’Université des Communications. Trois ans plus tard, en fin d’études, elles accumulaient les stages dans les meilleures entreprises de la région, avant d’entrer en 2013 à la Nanfang Media Corp., un empire audiovisuel aux dizaines de milliers d’employés. Elles étaient admises dans la division publicité, Yu dans la production des clips pour la TV et l’internet, et Duan dans le démarchage des clients.

Dès le 1er jour, Duan fut reçue par Li le chef du service, un quadragénaire portant beau qui s’habillait toujours en costume et en lunettes Polaroïd. A déjeuner, en tête-à-tête, il lui expliqua que seuls parvenaient à se maintenir dans son service ceux ou celles qui décrochaient des contrats. Pour réussir, pas de mystère, il fallait apprendre à vendre, gagner la confiance des clients, et donc pour commencer, être introduits par les seniors dans la maison. Pour ce coup de main initial, elle, Duan pourrait compter sur lui. Tout en lui faisant cette remarque, il posa sa main sur son épaule, en un geste qui se voulait amical, mais qui lui fit un effet électrique désagréable. D’autant qu’en même temps, il enchaînait sur un compliment un peu lourd sur son physique…

A Duan, toute cette scène ne disait rien qui vaille. 15 jours plus tard, dans l’alcôve du restaurant chic où il l’avait réinvité, il abattit ses cartes : sur un sourire mielleux, il lui prédit des contrats en or et des promos à la pelle, si elle acceptait de se plier à une toute petite condition, nullement désagréable au demeurant : sortir avec lui. Mais si elle refusait, demanda-t-elle ? Alors, au bout des six mois de la période d’essai, elle perdrait sa place. Li lui laissait, généreusement, quelques jours pour choisir !

Duan était sortie hagarde, cachant mal sa rage. Elle voyait le piège, mais comment y échapper ? Car rejeter le chantage, ou dénoncer cet évident harcèlement, lui vaudrait à coup sûr le licenciement. Et sans lettre de recommandation, elle était certaine de ne plus retrouver d’emploi.

Pendant ce temps, Yu sa copine avait eu la vie plus facile. Sa cheffe de service Lan, 37 ans, était affable et saine. Elle l’avait tout de suite prise sous son aile, faisant de son mieux pour la mettre à l’aise. En effet, comme elle l’expliquait, leur boulot, la conception et le tournage de clips publicitaires, visait à faire rêver des millions de gens, jeunes et vieux, de famille entière. Pour les séduire, il fallait bien percevoir leurs attentes, leurs espoirs, leurs souffrances. Et pour atteindre ce niveau de compréhension humaine, pas question de compter sur soi seule : il fallait travailler en équipe, et faire preuve de confiance mutuelle et d’amitié.

Une fois reçu l’ultimatum de son chef, Duan s’empressa de raconter tout à Yu, qui répéta tout à Lan. Celle-ci, alors, l’invita à venir en discuter ensemble, après les heures de bureau. Alors que Duan racontait sa mésaventure, elle eut la stupéfaction de voir Lan éclater de rire. Dans le silence qui s’ensuivit, Lan pianota sur son téléphone portable, puis invita les jeunes femmes à regarder. Sur l’écran figurait, très reconnaissable, Li enlacé à une beauté guère plus vêtue que lui. « Cette image, commenta Lan, serait plus que suffisante pour briser la carrière de ton patron, si elle atterrissait sur le bureau de la police du Parti ». Abasourdie, Duan lui demanda comment un document si compromettant était tombée entre ses mains : « il y a deux mois, répliqua Lan, Li a fait chasser une nouvelle recrue, pour s’être refusée à lui. Il se trouve que cette fille était une de mes amies, et qu’avec plusieurs autres dans la maison, nous ne tolérons plus cette pratique délictueuse contre les femmes. En 15 jours, nous avons réussi à l’attirer dans le ‘piège de la belle’ (měirén, 美人计), avec une professionnelle, dans un studio équipé d’une caméra cachée… Depuis, nous avons gardé le stock d’images sous le coude : quand Li viendra te revoir, tu lui sortiras la photo, cela devrait suffire à le calmer ».

Et de fait, quand le chef revint vers elle quelques jours plus tard, ne doutant pas du succès de ses avances, Duan l’accueillit sur ce commentaire qu’elle affûtait depuis des jours : « écoutez-moi bien, j’ai une proposition à vous faire, un genre de contrat. De mon côté, je m’engage à maintenir secrète cette image, (elle brandissait sous son nez la photo compromettante du couple) sans l’envoyer à la Commission de discipline du Parti. Et vous, vous allez cesser de me harceler et estimez-vous heureux de vous en tirer à si bon compte ! ». Interloqué, Li demeura muet en quête d’une réplique. Groggy, il s’éloigna, sans demander son reste. Et de fait, l’avenir prouva la justesse du pronostic de Lan : plus jamais Li ne se permit plus vis-à-vis de sa recrue la moindre familiarité.  A long terme, la carrière de Duan, à Nanfang media était sauvée !  

Par la suite, Lan, intégra les deux jeunes femmes dans son cercle de protégées. Celui-ci affichait « complet » en 2015, deux ans plus tard. Outre Lan (39 ans), Duan la commerciale et Yu la scénariste (26 ans chacune), il comprenait aussi Ning, réalisatrice (36 ans), Pu, juriste (37 ans), la dessinatrice Mei (32 ans) et la styliste Nuo (30 ans).

Depuis lors, le club des sept prit l’habitude de se revoir tous les week-ends, laissant de côté autant qu’elles pouvaient les collègues, enfants et compagnons ou maris. Elles allaient ensemble à un concert, au ballet ou au cinéma. Elles assistaient au vernissage d’une exposition, ou au défilé d’une galerie de mode féminine. Elles partaient pour une villa au bord d’un lac privé, pour une sortie en avion vers l’île de Hainan, ou vers Dalian à l’autre bout du pays, ou vers Shanghai. Une de leurs activités préférées consistait à goûter, infusées avec le plus grand soin, des essences des thés les plus rares, Pu’er hors d’âge, thé « blanc » transparent de Taiwan, ou le premier Oolong de l’année, cueilli en brins tous frais et frêles après la pleine lune du printemps.

Elles étaient heureuses et libres de vivre entre elles, en confiance, sans les contraintes de la famille et de la sujétion à l’homme. Elles goûtaient chaque jour davantage cette amitié sans risque, qui les prémunissaient de toute exploitation. Elles ne voulaient rien d’autre. La seule ombre au tableau de ce petit bonheur, est que cette amitié ne s’exprimait que le week-end – le reste de leur existence étant partagé au service de leur enfant, de la famille, ou de la compagnie. Mais clairement, un tel compromis ne pourrait durer qu’un temps !  

Combien de temps ? Vous le saurez, cher lecteur, la semaine prochaine ! 

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1 Commentaire
  1. severy

    Voilà une entrée en matière que ne renierait pas Tagada Christie en personne. Quel suce-pinces!

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