Monsieur Li (Henan) – La pointe d’un petit couteau

Monsieur Li (Henan) – La pointe d’un petit couteau

La nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre. Tous les voisins pouffaient en le voyant passer, des commentaires fusaient dans son dos : « vieux mais toujours jeune de cœur ! », « sous des airs respectables, vous êtes un vrai chaud lapin oncle Li ! », « Laisse le tranquille, il est un peu sénile le pauvre… ». Monsieur Li passait au milieu des quolibets, très digne, ses cheveux blancs bien peignés, sa chemise à carreaux rentrée sous son pantalon repassé. Ses enfants lui avaient assuré que son visage était flouté sur les photos qui circulaient sur internet, et pourtant tout le monde dans son quartier savait qu’il était l’homme de 83 ans, originaire du Henan, qui s’était embarqué dans un périple ferroviaire de près de 800 kilomètres pour demander en mariage une divorcée de 45 ans, influenceuse renommée, à la recherche du grand amour.

Ses deux enfants lui avaient offert un smartphone à la mort de son épouse, une manière de se faire pardonner leurs trop rares visites et l’aider à peupler sa solitude. C’était sa femme qui s’occupait du foyer et alimentait les liens avec leur cercle d’amis et de voisins. Plutôt introverti, Monsieur Li avait aimé, aux premiers mois de son deuil, vivre enfin à son propre rythme sans ces sollicitations incessantes. Et puis, le silence s’était installé, que son smartphone avait peu à peu comblé. Un Xiaomi à l’écran large et à la batterie longue durée, sur lequel plusieurs apps, dont Douyin, avaient été préinstallées. « Le téléphone parfait pour votre grand-père » clamait le vendeur, ça avait décidé ses enfants.

Pour que l’algorithme de l’app enregistre ses préférences, ces derniers avaient lancé plusieurs recherches autour de ses centres d’intérêt : pêche, lecture, nature, histoire. Avec cette app, connue dans le monde entier sous le nom de TikTok, pas besoin d’ajouter des amis pour faire vivre son réseau, n’importe qui peut commenter les vidéos qui lui sont proposées. Tout est fait pour faciliter les connections avec des inconnus, voir leurs publications et les commenter. Monsieur Li s’est pris au jeu et l’isolation forcée due à l’épidémie de Covid n’a fait qu’accroître son addiction. Car si le gouvernement chinois s’inquiète de la dépendance des jeunes pour cette application, beaucoup de ses utilisateurs sont plutôt leurs parents, voire leurs grands-parents !

Toutes les cinq vidéos à peu près, une publicité apparaît, une influenceuse vante à Monsieur Li les avantages de telle marque de chaussures, de tel ustensile de cuisine, ou parfois dirige vers un site de rencontres. De swap en swap, il est tombé sur elle. De Suzhou, sa ville natale, vidéo après vidéo, elle narrait son quotidien, ses difficultés à vivre, divorcée avec un enfant à charge, vantait des produits cosmétiques, clignait des yeux d’une manière charmante et quand elle envoyait un baiser, Monsieur Li en avait le cœur retourné. D’un seul coup surgissait devant ses yeux son amour de jeunesse, même clignement d’yeux, même moue, celle qu’il avait laissé filer par manque d’audace. Elle était partie faire ses études ailleurs et lui, en bon fils, avait dit oui au mariage arrangé par ses parents et futurs beaux-parents.

Qu’est-ce qui l’empêchait aujourd’hui de prendre son destin en main ? Sa belle répondait toujours à ses compliments par un petit cœur, et monsieur Li s’est mis à rêver. Le jour où elle a glissé innocemment dans un post qu’elle cherchait l’amour, il n’a pas hésité une seconde. Dans le train, l’avenir s’avançait, radieux : un mariage, une vie à deux, plutôt à Suzhou pour ne pas perturber la scolarisation de sa fille à elle, il prendrait soin des deux, sa santé était excellente, ses enfants à lui étaient casés et vivaient loin, tout se présentait pour le mieux.

Arrivé à Suzhou, pas d’adresse et pas de réponse aux messages la lui demandant. Peut-être l’obtiendrait-il au poste de police le plus proche ? L’agent de police, une femme, en quelques phrases, lui avait fait perdre la face et brisé son cœur. Était-il vraiment possible que sa belle ne l’attende pas ? Que des milliers d’autres utilisateurs aient suivi les mêmes vidéos, reçu les mêmes cœurs ?

En le mettant dans un taxi pour la gare, elle avait répondu à la question d’un collègue, le sourire aux lèvres : « Affaire sans importance ! », ce qui avait rappelé à Monsieur Li un proverbe peu usité qui voulait dire la même chose : Le bout d’un couteau pointu ( Zhui dao zhi mo, 锥刀之末 ). Ses enfants partageaient cet avis, désireux d’étouffer l’affaire au plus vite… Ils trouvaient, comme par magie, plus de temps pour lui rendre visite, échaudés par une escapade qui auraient pu leur coûter leur héritage. Mais Monsieur Li voyait bien, dans leurs regards, qu’ils se moquaient aussi. Comment osaient-ils tous ? Avaient-ils idée des ravages d’un petit couteau pointu aux œillades printanières sur un vieux cœur éprouvé par les ans ?

Par Marie-Astrid Prache

NDLR : Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article s’inspire de l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors de l’ordinaire, inspirée de faits rééls.

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