Zheng Yurong avait été trouvée sur un talus en 1985, tout comme Yang Mingming 10 ans plus tard, près d’une gare. Tous deux étaient atteints de cécité, évidente raison de leur abandon. Tous deux avaient eu la chance que leurs sauveteurs, couples de paysans, décident chacun de les adopter séance tenante, pour diverses raisons – Zheng, car ce foyer resté sans enfant, voyait en ce poupon l’héritière tombée du ciel, et Yang parce qu’il était un garçon, considéré dans les campagnes comme ayant plus de valeur que les filles… Les parents adoptifs de Yang avaient déjà 3 enfants, 2 de plus que le quota permis – ils avaient dû payer l’amende, et pas qu’un peu ! Mais adopter un garçon, était une chance à ne pas laisser passer.
Mal emmaillotée, posée sur une congère, Zheng avait été trouvée en piteux état, à quelques semaines, couverte de boutons. Pleins de compassion, ils l’avaient doté d’un prénom évoquant la richesse, Yurong (« jade prospère »), comme pour compenser un si difficile départ dans la vie.
De leur côté, les parents adoptifs du garçonnet découvert près des rails en 1995, devinaient sa cécité, à ses yeux mal formés : eux aussi éprouvaient le besoin de lui donner un prénom réparateur, Mingming (« petite lumière »).
Durant les années qui suivirent, les destins des deux jeunes gens continuèrent à se croiser, à des étapes quasi-identiques. Réalisant que Yurong et Mingming n’auraient aucune chance d’accéder à une école, et à un métier normal, chacune des deux familles était arrivées à la même conclusion : ils devraient s’adonner à un des deux métiers traditionnels pour aveugles en Chine, celui de chanteur ambulant (l’autre étant celui de masseur). Faute de moyens, ni l’un ni l’autre n’avait eu droit à un maître : tous deux s’étaient auto-formés en répétant des cassettes ou CD d’opéra chinois.
L’absence de professeur avait causé chez Mingming, à l’adolescence, un accident classique : quand sa voix avait muée, il avait abîmé ses cordes vocales en chantant trop fort. Ayant perdu les notes hautes de son registre, il devrait désormais se cantonner aux rôles de baryton, qui par bonheur étaient fréquents dans l’opéra du Henan, sa province.
Pour Yurong, la chance était passée chez elle, mais sans s’y arrêter, comme pour se moquer. En 1997, une équipe de chirurgie ophtalmologique américaine en tournée dans la province, l’avaient opéré bénévolement, mais l’opération avait échoué, enterrant tout espoir de voir un jour s’illuminer son monde.
En 2003, sa mère décédait, la laissant orpheline – le père avait disparu deux ans plus tôt. Mais avant de décéder, cette femme lui avait préparé son dernier grand cadeau, en arrangeant son mariage avec Feng Guoying, aveugle lui-même et directeur d’une troupe d’opéra. De la sorte, elle obtenait une famille et un gagne-pain, et bientôt, deux beaux enfants, voyants.
En 2011, elle rencontrait Mingming, ce chanteur de 10 ans son cadet, qui devenait son partenaire sur scène, avec un grand succès dans la région. Comme ils étaient inséparables, les autres membres de la troupe les avaient surnommé « les jumeaux ». Il faut le dire, tout prêtait à l’innocente plaisanterie : les traits semblables, une gestuelle identique, et même en concert, les mêmes tessitures graves…
Un soir après le concert, un industriel de Changchun leur demanda tout de go : « pour de vrai, ne seriez-vous pas frère et sœur ? »
Yurong et Mingming se récrièrent : « impossible. Nous avons été abandonnés à des kilomètres, et à 10 ans d’écart ». L’admirateur objecta : « mais votre cécité est congénitale, ce qui pourrait désigner des parents uniques. Et puis tous deux trouvés près de Lushan… Cela mériterait un test ADN » – et tandis que les chanteurs, abasourdis, se récriaient encore, citant le prix inabordable du test – 7000 yuan – il leur décocha sa flèche du Parthe : « eh bien si vous voulez en avoir le cœur net, c’est moi qui paie » !
A ce mot d’une générosité inouïe, Yurong et Mingming n’avaient plus rien à objecter. Ils s’en allèrent à un hôpital de Hefei, la capitale provinciale, et 15 jours plus tard, le laboratoire leur annonça l’inimaginable résultat : Yang Mingming et Zheng Yurong, issus de la même mère, et du même père, étaient génétiquement frère et sœur !
Après ce coup de tonnerre, pour la soprane et le baryton, plus rien à l’avenir ne fut comme avant. Ils réalisèrent comme tout à fait normale, l’attraction fraternelle qui les avait réunis, dans la musique et l’instinct de fraternité. Et puisque un bout de leur passé leur est ainsi rendu, l’un et l’autre désormais, veulent aller plus loin : retrouver leurs parents génétiques, rien que pour voir à quoi ils ressemblent, et sans plus leur en vouloir de les avoir abandonnés.
La presse s’en étant mêlée, l’animateur d’une célèbre émission locale de radio, « musée des voix d’opéra du Henan », les invita à passer sur les ondes, et passa un appel à témoins – sans aucun résultat, pour l’instant.
Mais peu importe : Mingming et Yurong sont déjà servis. La nature les avait promis à la misère et à la solitude, mais de multiples bienfaits successifs les ont prémunis, et finalement réunis. Stupéfaits de tant de chance, ils « se rappellent des souffrances et jouissent du bonheur présent » (忆苦思甜, yìkǔ sītián).
Sommaire N° 4 (2016)