Le XXème congrès du Parti communiste chinois (PCC) à peine achevé, et Xi reconduit dans son troisième mandat inédit, les dirigeants chinois gardent jour et nuit en tête cette épée de Damoclès qui pend sur leur régime : le risque de ne pouvoir nourrir le peuple, faute de terre en suffisance. Si les champs et les élevages ne parvenaient plus à fournir les marchés, si la faim qui avait fauché 30 à 100 millions de vies humaines durant le « grand bond en avant » devait revenir, des émeutes éclateraient, menaçant le « mandat du Ciel » pour le Parti, suivant le sort déjà connu par plusieurs dynasties impériales.
Dans la bouche de Xi Jinping ces derniers mois, revient fréquemment l’expression du « bol de riz », synonyme de l’approvisionnement chinois en produits agricoles. Depuis l’avènement du socialisme en 1953, la société a plus que doublé le nombre de ses bouches à nourrir, passant selon la FAO de 601 millions à 1,448 milliard. Elle a aussi beaucoup vieilli, en conséquence du quota d’un enfant par couple, imposé par le planning familial de 1979 à 2015. Nonobstant, sur ce territoire montagneux, les terres arables stagnent à 12%, contre 17% aux USA et 25% en Union Européenne, dont les populations sont bien plus modestes avec 338 et 447 millions d’habitants.
Malgré sa bonne productivité moyenne, l’agriculture chinoise est structurellement en manque de terres, d’autant que le pays, reconverti en « usine du monde », s’est terriblement pollué depuis des décennies, causant une crise écologique aiguë sur ses sols, ses eaux et son air*.
Pire, la moitié nord du pays est aride, avec seulement 15% de l’eau disponible ailleurs sur Terre – ceci explique, au passage, l’obsession historique du PCC à contrôler le Tibet, source de trois grands fleuves (Mékong, Yangtzé, Fleuve Jaune), aussi surnommé « pays des neiges » et « troisième pôle ».
Certes, avec la croissance économique fulgurante qu’a connu la Chine depuis 2008, nourrir tant de bouches n’aurait guère causé de problèmes, si les prédécesseurs de Xi Jinping, dans leur hâte de combler le retard de croissance du pays, n’avaient aveuglément adopté un modèle agricole de type américain, favorisant massivement l’élevage pour offrir aux citoyens toujours plus de viande et de produits laitiers.
D’un point de vue agronomique pourtant, c’était une erreur monumentale, quasi sans retour, qui aurait pu être évitée en maintenant dès le départ sa société sur son régime alimentaire végétarien traditionnel. Mais en passant massivement aux protéines animales, il a fallu décupler l’alimentation du cheptel, ce qui ne pouvait se faire qu’en important massivement l’aliment pour animaux, maïs et soja notamment. La Chine est ainsi devenue le principal importateur mondial de ces produits chers, qui ont endetté drastiquement ses fermiers.
Après avoir encouragé l’exode rural durant les derniers plans quinquennaux, le Parti, pressentant les méfaits du changement climatique, a opté pour moderniser ses campagnes, et rendre la production durable. Il a exempté les paysans de leurs taxes millénaires. Il a créé, ce qui se sait peu, une des banques de ressources génétiques les plus actives au niveau mondial. Il continue de favoriser l’amélioration génétique du riz et du blé, du maïs aussi du colza, du soja, des cultures d’algues marines, du porc, du poulet, des poissons et crevettes d’élevage en eau douce et marine.
Des progrès considérables ont été faits et mis en avant dans certains domaines : le professeur Yuan Longping a été quasiment « sanctifié » de son vivant pour ses gains de productivité en riz hybride. Autre agronome de génie – mais plus discret – le professeur He Zhonghu, membre de la CAAS (académie des sciences agronomiques) pourrait gagner demain la même notoriété dans le domaine du blé.
De nombreuses mesures accompagnent l’objectif public d’intensification et de durabilité de cette agriculture : tels la libéralisation récente des règles de production du maïs et du soja OGM, le recours généralisé à l’édition de gènes, et l’annonce en novembre 2022 d’un plan de digitalisation du secteur agricole. Quitte à sacrifier quelques individus, le Parti s’autorise même à sévir sur des accidents qui, en fait, ne sont que le fruit de son activisme agricole forcené, tels la crise du lait frelaté à la mélamine de 2008 (300 000 bébés avaient eu les reins bloqués, dont six étaient décédés) ou l’« accident » de la dernière épidémie de peste porcine (2016, des centaines de milliers de carcasses étaient abandonnées dans le Yangtzé par les éleveurs, pour éviter de payer les frais d’équarrissage), la cause étant largement due à la circulation d’animaux entre des élevages aux tailles incontrôlables.
Tout ceci fait que cette agriculture chinoise, quoique admirable par ses progrès fulgurants, reste un « colosse aux pieds d’argile » qui cause à ses dirigeants un souci permanent. Depuis les années 2010, la Chine s’est lancée dans une course discrète aux acquisitions stratégiques de terres, de compagnies agronomiques hors frontières. Elle achète le courtier Nidera en Amérique latine, le groupe semencier helvète international Syngenta. Des dizaines de milliers d’hectares ont été sécurisés par des entreprises chinoises en Asie du Sud-Est, en Amérique Latine, en Afrique, mais aussi en Europe – en France même.
D’un point de vue agricole, les projets BRI des nouvelles routes de la soie prennent un éclairage particulier : invariablement, ces routes à travers les océans et les cinq continents aboutissent en Chine avec leurs cargos et leurs trains chargés de maïs, de blé ou de porc congelé (cf diagramme – source : cultivar.fr, 22/10/2020).
Et une des raisons de la spectaculaire répression des peuplades ouïghoures au Xinjiang, aura été l’impératif d’empêcher tout soulèvement qui découragerait le passage des céréales de Russie, d’Ukraine et d’Asie centrale.
De même, la pandémie a été pour le régime l’occasion d’augmenter fortement les importations chinoises de blé, de maïs, d’huile de palme et de soja, pour regarnir ses stocks.
L’incertitude alimentaire accélère donc aussi le resserrement des liens avec la Russie. En soutenant Moscou dans sa guerre d’agression de l’Ukraine, la Chine pourrait se voir « gagnante à tous les coups » : sous le coup de sanctions occidentales, la Russie n’a d’autre option que lui offrir son grain à vil prix, et en cas de défaite, elle verra exploser sa dépendance vis-à-vis de l’« allié » chinois. Ici, le prix que peut guigner Pékin, est un accès largement élargi à la Sibérie voisine, un paradis vert encore à demi vierge, avec son eau, son bois, et ses champs que seule une population nombreuse comme la chinoise serait capable d’exploiter.
Mais l’ambition verte chinoise a un prix. Par son appétit insatiable, elle est devenue l’agent n°1 de la hausse des prix mondiaux des denrées et des engrais. Dans l’oubli du fait qu’on ne peut pas produire de tout partout, elle contribue à l’insécurité alimentaire mondiale, et son image de « soft power » en pâtit. En cas de conflit avec les Etats-Unis, par exemple suite à une attaque sur Taïwan, elle pourrait devoir subir le blocus de ses livraisons d’Amérique latine, d’Australie et d’Afrique. Une telle perspective pourrait avoir été à la base du tournant autoritaire constaté ces dernières années.
* cf. Le toujours très actuel livre de Benoît Vermander, « Chine brune ou Chine verte ? Les dilemmes de l’Etat-parti », 2007, Presses de Science Po.
Sommaire N° 39 (2022)