Le 29 septembre 2019, à l’occasion du 70e anniversaire de la création de la République populaire de Chine, 42 personnalités chinoises et étrangères recevaient des mains du Président Xi Jinping des médailles nationales ou titres honorifiques pour les uns, des médailles de l’amitié pour les autres, récompensant des représentants exceptionnels du peuple ayant contribué à la cause du Parti et des fidèles ambassadeurs de la Chine dans leurs pays d’origine. Ce jour-là, Jean-Pierre Raffarin était récompensé d’une médaille de l’amitié et Duguima (都贵玛), une femme originaire de Mongolie Intérieure, gagnait le titre honorifique de « Modèle du Peuple » (人民楷模, rénmín kǎimó) pour un épisode de sa vie lié à ce qui a été appelé plus tard l’affaire des « Orphelins de Shanghai » (上海孤儿, shànghǎi gūér) ou des « Enfants de l’Etat » (國家的孩, guójiā de hái).
Duguima, aujourd’hui octogénaire, a été distinguée pour s’être occupée seule – alors qu’elle n’avait pas dix-neuf ans et aucune expérience en la matière – de 28 enfants âgés de quelques mois à cinq ans pendant plusieurs mois en 1961. Jeune Mongole au grand cœur, elle s’était portée volontaire, participant ainsi à une énorme opération de sauvetage orchestrée par des officiels connus de l’époque – dont Zhou Enlai, Premier ministre, et Ulanhu, Premier secrétaire du Parti de Mongolie Intérieure – pour éviter à ces enfants de mourir de faim. En effet, de 1959 à 1961, à la suite des politiques économiques désastreuses du Grand bond en avant et de la violence de la collectivisation agricole, la population chinoise endure l’une des plus grandes famines de l’histoire mondiale (三年大饥荒 ; pinyin : sān nián dà jī huāng).
Dès 1960, les orphelinats de Shanghai tirent la sonnette d’alarme devant le nombre croissant d’enfants qui leur sont déposés. Ces derniers ne sont pas des orphelins stricto sensu et, pour la plupart, ne viennent pas de Shanghai mais des villes environnantes : Yuxing, Suzhou, Yangzhou, Nankin entre autres. Là-bas, la rumeur dit que Shanghai a encore de quoi manger. Cela pousse des parents épuisés et incapables de trouver de quoi nourrir tous leurs enfants à prendre des décisions terribles : peut-être faut-il en abandonner un pour permettre aux autres de survivre ? Ne pas le laisser n’importe où mais à Shanghai où il sera nourri et survivra ? Acculés, des milliers font ce choix et abandonnent de très jeunes enfants devant un hôpital, une cantine, un grand magasin. Vite débordées, les autorités de la ville appellent à l’aide.
Dans les steppes de Mongolie Intérieure paissent encore des vaches qui pourraient donner du lait. Ulanhu propose donc d’y amener ces enfants puis de les répartir dans les familles locales. À peine débarqués du train et adoptés, beaucoup d’enfants meurent, saisis par le climat vigoureux, affaiblis par la malnutrition et le voyage. Aussi, les officiels locaux décident de créer des nurseries gérées par des femmes mongoles, pour habituer les enfants à leur nouveau mode de vie avant de les faire adopter.
C’est comme cela que Duguima s’est trouvée responsable d‘une nurserie avec 28 enfants à sa seule charge. Elle se souvient de la dureté de cette période, les pleurs incessants, nuit et jour, d’enfants effrayés, brutalement arrachés à leur vie, très faibles. La barrière de la langue l’empêche de se faire comprendre mais elle fait de son mieux pour habituer ces orphelins à leur nouvelle vie, les longs hivers, le froid, le régime alimentaire à base de viande et de lait, les yourtes, le dialecte tchakhar…
Sun Baowei (cf photo avec Duguima) et Jalgamj, un an et cinq ans à leur arrivée dans la nurserie, se réjouissent de la reconnaissance dont Duguima bénéficie aujourd’hui. Jalgamj sait depuis très longtemps ce qu’il lui doit. Après six mois dans la nurserie sans être adopté, c’est grâce à Duguima qu’il trouve enfin un foyer pour l’accueillir. Quand il est en âge de comprendre, ses parents adoptifs ne lui cachent rien de leur infertilité, de son adoption et du rôle joué par Duguima. Ceux de Baowei au contraire, préfèrent se taire.
Ainsi, beaucoup de ces enfants devenus adultes n’ont aucune idée de leur passé. Il y a bien quelques doutes, une absence sur les photos de famille, des moqueries de camarades d’école, des colères ou des silences trop prononcés quand ils posent des questions. La plupart de ces familles adoptantes ne veulent pas remuer un passé que le gouvernement met sous silence ou utilise comme symbole de l’harmonie inter-ethnie. Comme Sun Baowei, beaucoup de ces orphelins ne souhaitent pas peiner leurs parents adoptifs et attendent leur mort pour « déterrer les racines afin de comprendre la base » (刨根问底, páo gēn wèndǐ), aller au bout de leur recherche d’identité.
Par Marie-Astrid Prache
Sommaire N° 39 (2022)