Toute sa vie depuis Shanghai où elle réside, Qi Ersheng s’est battue pour son indépendance financière, tout en poursuivant la quête de sa propre identité. Née en 1945, quatre ans avant l’avènement de la Chine nouvelle, Ersheng fut baignée toute sa jeunesse dans l’aventure socialiste, à laquelle ses parents participaient avec ferveur, à l’instar de la quasi-unanimité de leur génération. En fin d’études scolaires, ses bons résultats et son zèle révolutionnaire lui assuraient une place à l’université Jiaotong, en fac de mathématiques, où elle terminait en quatre ans sa maitrise. Malheureusement pour la jeune femme, la prestigieuse université devait fermer au moment où elle devait y intégrer : Mao demandait à la jeunesse éduquée d’aller avec lui « retourner son canon contre le quartier général » (调转炮口朝向司令部- diàozhuǎn pào kǒu cháoxiàng sīlìngbù).
Pas rancunière, et même avec ferveur, Ersheng s’était alors jointe à la croisade des 14 millions des enfants de la ville, lancés vers les provinces les plus reculées, dans les villages, pour aller porter la révolution culturelle dans les communes populaires. Pour elle, comme pour les autres jeunes instruits, pas question à l’époque de perdre son temps au flirt ou à l’éducation sentimentale, ni même penser au mariage et fonder famille. Deux ans après la mort de Mao, Ersheng, 33 ans, avait reçu la permission de retourner à Shanghai – elle avait perdu la foi en l’« Orient rouge ». Désormais elle ne pensait plus qu’à vivre sa vie à elle, récupérant les derniers feux de sa jeunesse sacrifiée pour rien. Elle voulait reprendre les études.
Quand Jiaotong rouvrit en 1976, après 10 ans de hiatus, et lança son premier concours d’entrée, elle s’y présenta et réussit haut la main – s’assurant de la sorte une des 300 places offertes aux 50.000 candidats. Trois ans plus tard, diplômée, elle refusa la place qu’on lui offrait dans un ministère – le poste était couplé à une carte du Parti, dont elle ne voulait plus entendre parler. Elle eut par contre la prudence d’invoquer une autre raison, son envie de se consacrer à l’enseignement, et accepta un poste de professeur au lycée dépendant de l’université.
A 38 ans, c’était ainsi, malgré tout, un genre de consécration pour elle, ou de nouveau départ : elle accédait à une large indépendance, à une respectabilité et un métier acceptable. Elle était prête à façonner la glaise des générations de l’avenir, et de faire de son mieux, selon son propre humanisme, sa générosité.
Le poste allait avec un petit deux-pièces et un salaire modeste mais qui, complété par ses carnets de tickets de rationnement, lui permettaient de mener une vie simple sans rien devoir à quiconque, ni prêter flanc à la critique. Car Ersheng était devenue profondément non-conformiste, refusant de se plier davantage aux mots d’ordre moralisateurs des supérieurs, comme aux appels de moins en moins discrets de ses parents pour qu’elle trouve chaussure à son pied, et compagnon pour leur donner un petit héritier.
Mais pour elle, c’était très clair : après ces décennies perdues en campagnes insensées pour le profit de la folie collective, elle ne voulait plus donner au pays que ses heures de cours. Pour se faire pardonner sa révolte implicite, elle gardait une conduite discrètement irréprochable, préparant sérieusement ses cours, corrigeant impeccablement les devoirs et ne manquant jamais une réunion de collègues, de parents d’élèves ou de la cellule interne du collège.
Une manière de se faire bien voir consistait à se porter volontaire comme accompagnatrice des excursions scolaires à travers les provinces, une tâche qui rebutait la plupart des collègues n’aimant ni le train, ni les séparations familiales d’une à deux semaines. Pour Ersheng en fait, ces voyages étaient son jardin secret, le moment d’imprévu et d’aventure. Elle y découvrait les célébrités touristiques, les bâtiments ou ouvrages célèbres du Henan, les beautés naturelles de Huangshan ou des gorges du Fleuve Jaune.
En charge de 30 adolescents, elle voyait s’épanouir chez eux de nombreux traits plus affirmés, d’humour, d’amitié ou de responsabilité, se déployer leurs personnalités propres, après quelques jours de séparation des parents et des profs coutumiers, de tous ceux qui les maintenaient d’habitude la bride serrée. A Danba (Sichuan), village tibétain aux tours patriciennes à flanc de colline, elle devait séparer deux garçons dressés sur leurs ergots pour les faveurs d’une même fille. A Gyantze (Tibet), sur la terrasse de la forteresse, sous un soleil incandescent dans l’air raréfié, elle faisait pique-niquer sa petite troupe, aux côtés de paysans qui leur faisaient passer des bolées de chang, boisson légèrement alcoolisée à base de riz. A Hotan (Xinjiang) par 35°C à l’ombre, elle visitait avec ses garnements le marché aux mille légumes rutilants, aux 100 espèces d’amandes, de noisettes, d’abricots et raisins secs.
Après quelques années, elle avait acquis toutes les ficelles pour se tirer des situations d’urgence : obtenir à la gare, juste avant le départ du train, des billets pour toute sa classe, en passant par la porte de derrière et offrant un bakchich à la guichetière… Elle apprenait ainsi les ficelles du tour-operator.
De retour à Shanghai, elle évitait de raconter ses voyages aux collègues : la seule avec qui elle partageait ses souvenirs et ses photos, était sa mère, devenue veuve.
Cependant ce paradis caché ne pouvait être éternel. Les années passaient, puis les décennies, et s’approchait le moment de tous les dangers, l’an 2000 qui sonnerait sa retraite à 55 ans, limite obligatoire pour les femmes ! Alors tout disparaîtrait, son salaire dont elle n’aurait en pension que la portion congrue, et ces voyages gratuits : tout son mode de vie serait remis en cause. Rien que d’y penser, Ersheng en faisait des nuits blanches, angoissée par cette phase nouvelle, comme une page blanche du livre de sa vie, qui restait à écrire…
Sommaire N° 39 (2018)