Petit Peuple : Shanghai – Liés par le fil rouge du destin

Shanghai – Liés par le fil rouge du destin

En 2020, l’un des bureaux de mariage de la ville de Shanghai enregistre une union unique à tous points de vue. Les deux tourtereaux ont 94 ans, et ont bien plus en commun que leur bel âge…

Qui connaît Shanghai a eu l’occasion d’observer cet étrange paradoxe : 27 millions de personnes, une mégapole vibrante, branchée sur un rythme de vie intense, parfois épuisant. Mais à l’ombre des platanes, sous les auvents des petites boutiques, dans les allées du parc Fuxing, des personnes âgées, beaucoup de personnes âgées, vivent sur un autre tempo. On les aperçoit parfois le matin faire leurs courses en pyjama, prenant leur temps pour choisir des légumes et personne ne s’impatiente. Elles marchent à petits pas comptés dans la rue et personne ne les bouscule. Assises sur un pliant, elles prennent le frais devant le pas des portes ; dans les allées des parcs ou à l’angle d’une rue, elles dansent en rythme, donnant à la soirée qui vient une atmosphère de bal musette. Dans l’une des villes chinoises qui compte le plus de personnes âgées, ces aînés font partie du paysage : selon les chiffres du gouvernement fin 2021, plus d’un résident shanghaien sur trois a 60 ans et plus. Parmi eux, près de 317 000 vivent seuls. Mais parfois, le vieillard sous la lune (月下老人 yue xià laǒrén), sorte de Cupidon chinois, garde des surprises sous sa barbe ! 

Selon la mythologie chinoise, ce personnage détermine les alliances matrimoniales en liant d’un fil de soie rouge les pieds des nouveau-nés ( 红绳系足, hóng shéng xì zú, « pieds liés par une corde rouge ») suivant les directives inscrites dans le registre des mariages qu’il tient dans sa main gauche. Car, selon la croyance populaire, on ne choisit pas son mari ou sa femme, tout est décidé dès la naissance par ce vieillard facétieux. Au cours de la vie, ce fil magique peut s’emmêler, s’étirer mais il ne casse jamais. Les deux personnes ainsi liées sont destinées à être ensemble, quels que soient le lieu, le moment ou les circonstances. En lisant l’histoire de ce couple shanghaien, ce fil rouge du destin (姻緣紅線, yīnyuán hóngxiàn) devient tout d’un coup tangible. Et si c’était vrai ? 

Nés en 1926 à quelques heures d’intervalle à Weihai, dans la province du Shandong, Xu Guizhen et Cao Zhenwei grandissent l’un à côté de l’autre dans le studio photo tenu par leurs pères respectifs, amis de longue date. Lorsque la guerre sino-japonaise éclate en 1937, les deux familles fuient vers le Sud, vers Shanghai. A posteriori, c’était la bonne décision. À partir de 1938, l’armée japonaise occupera la province et le général Yasuji Okamura y pratiquera la politique des « Trois Tout »  (三光作戦, sānguāng zuò zhàn) : « Tue tout, brûle tout, pille tout », une stratégie de la terre brûlée qui fera des millions de victimes dans le Shandong et au nord de la Chine. Les deux enfants deviennent des jeunes gens et le père de la jeune fille, Mr Xu, ne cache pas son espoir de voir Cao Zhenwei, aussi passionné par la photographie que lui, épouser sa fille. Malheureusement, le jeune homme est fiancé à une autre. 

Entre eux, le fil rouge s’étire quand l’une des deux familles quitte Shanghai pour une autre province. Puis, le fil s’emmêle, ils se perdent de vue et soixante ans se passent sans avoir de nouvelles l’un de l’autre. Chacun fait sa vie, mariage, enfants, veuvage. Mais en 2019, le garçon devenu homme puis vieillard, rencontre par le plus grand des hasards le frère de son amie d’enfance, lors d’un dîner de retraités à Shanghai. Muni de ses coordonnées, il lui rend visite. Surprise, elle ne le reconnaît tout d’abord pas puis lui tombe dans les bras. Très vite, la décision de finir leurs vieux jours ensemble dans une maison de retraite s’impose d’elle-même, prenant à rebours le proverbe (白头到老, bái tóu dào lǎo) qui veut que les âmes sœurs vivent ensemble jusqu’aux cheveux blancs du grand âge. Pour eux, nonagénaires, la lune de miel ne fait que commencer ! 

Et elle pourrait durer, quand on sait que Shanghai reste la ville où l’espérance de vie est la plus longue de Chine continentale, derrière Hong Kong. Mais la magie s’arrête là, la vieille dame l’a annoncé clairement : « Entre nous, il ne s’agit pas d’un amour de jeunes gens mais plutôt de prendre soin l’un de l’autre ». Quand ils sortent faire une promenade, leurs deux silhouettes, main dans la main, réjouissent le personnel de la maison de retraite où ils séjournent, et rassurent leurs deux familles.

N’y aurait-il pas là une idée pour atténuer la solitude de tous les autres et répondre au manque de place dans les rares maisons de retraite ouvertes ? Quelques speed dating entre deux ateliers de mah-jong ou de chorale, sous l’égide d’une statue, celle d’un vieillard à la longue barbe blanche, tenant dans ses mains un fil rouge … 

Par Marie-Astrid Prache

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