En avril, Xi Jinping et le Bureau Politique s’étaient mis à étudier conjointement le Manifeste Communiste de Karl Marx (écrit en 1842 avec Fr. Engels), pour s’en déclarer tous en chœur ses « loyaux serviteurs ».
En mai, dans son discours pour le 200ème anniversaire de l’auteur du « Capital », Xi concluait sans surprise que ce dernier, dans ses écrits, était « totalement correct ». Le même jour, il rendait visite à l’Université Beida, pour la féliciter de son rôle de « premier centre de diffusion et d’étude du Marxisme en Chine ».
En ce contexte de retour aux sources rouges, il est surprenant de découvrir que six mois plus tard (10-11 novembre), une frappe coordonnée dans cinq métropoles faisait disparaître au moins 10 étudiants, accusés d’avoir soutenu des ouvriers dans l’effort de monter un syndicat autonome. Loin d’être libre-penseurs à la Lech Walesa, ces jeunes se revendiquaient membres de cercles d’études marxistes. Et 15 jours plus tôt, la société marxiste de Beida faisait savoir qu’elle risquait la dissolution, faute de réussir à faire renouveler sa licence. Tout comme les 10 jeunes arrêtés, la société d’études était en difficulté pour avoir prêté assistance aux ouvriers de l’entreprise Jasic (postes à soudure, Shenzhen), dans leur tentative de créer leur syndicat autonome. Zhang Shengye, un des activistes arrêtés, étudiait à Beida : ceci a pu aggraver l’irritation des leaders envers ce cercle étudiant, Beida ayant également été le foyer de départ du Printemps de Pékin, ce qui n’a jamais été oublié en haut lieu.
Pourtant, ces activistes étudiaient le marxisme conformément aux recommandations officielles à toutes universités, en toutes filières. Mais dans leur étude des théories historiques de la gauche, ils sont allés plus loin que le leadership ne l’attendait : peut-être inspirés par les universités nord-américaines où nombre de fils du régime passe quelques années, ils ont porté un regard critique sur l’action du Parti en leur pays. Implicitement, ils lui reprochent d’avoir laissé monter en Chine un capitalisme hyper libéral, et privé les travailleurs de toute défense sérieuse contre leurs exploiteurs. Rapidement, cette opposition est devenue suffisamment dérangeante pour forcer le régime à réagir.
On assiste donc à un phénomène lancé par le leadership (la remarxisation de la jeunesse), mais qui a vite échappé aux forces l’ayant invoqué.
Or, un tel mécanisme n’est pas unique dans l’histoire chinoise récente. Un autre cas est celui du constitutionnalisme, que Xi à ses débuts voulait remettre en vogue. Dès décembre 2012, Xi promettait : « nous devons fermement établir l’autorité de la Constitution et de la loi ». Cette déclaration inspirait alors un fort espoir d’ouverture démocratique, surtout parmi les avocats qui tablaient sur un respect croissant de l’Etat de droit. Mais le mouvement devait être tué dans l’œuf en 2015, sur ordre de Xi Jinping s’étant déjugé : 709 membres du barreau étaient arrêtés, dont certains lourdement condamnés. Parmi eux, Xie Yang, à Changsha (Hunan) « avouait » devant la presse (pour gagner la clémence des juges) avoir fomenté un « complot contre le régime, et avoir instigué pour le remplacer par un constitutionnalisme occidental ».
Le propre slogan pro-constitution de Xi Jinping était ainsi enterré, affublé de l’épithète « occidental », pour justifier sa mise au rebut. Pour quelle raison ? Sans doute suite à l’opposition à laquelle Xi a dû se confronter à sa prise de pouvoir. Elles lui ont fait réaliser qu’un certain terrain d’opinion nostalgique de Mao était toujours bien présent dans la société et le Parti, qui ne devait en aucun cas être négligé.
C’est ainsi qu’après avoir réalisé une première purge dans les milieux pro-occidentaux en 2015 (les avocats constitutionnalistes), Xi se retrouvait trois ans plus tard contraint à frapper l’extrême du bord opposé, les étudiants gauchistes, qui étaient pourtant sa relève naturelle.
Ce besoin éperdu de contrôle du chef de l’Etat a aussi clairement pu le pousser à juguler les grandes fortunes et consortia privés avant qu’ils ne deviennent hors contrôle, tout en satisfaisant la base nostalgique de Mao. Le grand nettoyage du secteur privé a d’ailleurs pris une ampleur insoupçonnée : en septembre, Ding Anhua, chef économiste international chez China Merchants, révélait que la quasi-totalité des 11 000 firmes disparues depuis 2016, était privées. Mais à peine le mouvement enclenché, Xi faisait volte-face, promettant un « soutien sans faille » au secteur privé, tout en recevant (1er novembre) 54 chefs d’entreprise avec les honneurs. C’est que casser le privé n’est pas forcément la manœuvre la plus habile, à l’heure où Trump tente d’affaiblir l’économie chinoise, et où 2 à 3 millions d’emplois chinois sont menacés en 2019 : à trop « réussir » dans son démantèlement du privé, Xi risque de mettre le pays à genoux, causant cette déstabilisation qu’il redoute plus que tout au monde.
Enfin, tant au plan strictement idéologique qui semble compter beaucoup pour Xi Jinping, qu’à celui de la gouvernance pratique, sa marge de manœuvre semble des plus limitées, le forçant à naviguer contre le vent et virer sans cesse de bord, sans regard pour le marché, avec pour boussole le seul intérêt du régime. C’est ce constat que sous-tend He Ning, ancien ministre du Commerce, en un conseil : tenir les promesses d’ouverture qui avaient été faites en 2001 avant l’entrée à l’OMC, et de commencer à écouter et prendre en compte les besoins des autres, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.
Sommaire N° 38 (2018)