Accusé d’avoir jeté de l’huile sur le feu des relations avec Pékin, le Parti au pouvoir à Taiwan, le DPP, a subi une cinglante défaite le 24 novembre aux élections locales. Une série de dix référendums était aussi organisée : les résultats montrent une profonde division de l’île sur les questions liées aux relations avec la Chine, mais la jeune démocratie taiwanaise a su faire preuve d’une grande maturité politique.
C’est en effet son premier « référendum national d’initiative populaire ». En décembre 2017, le « Yuan législatif », le Parlement de l’île, limitait à 1,5% de la population le nombre des signatures nécessaires pour lancer le référendum, et déclarait le résultat valide si 25% des électeurs y participaient, contre 50% précédemment. C’était donc une avancée capitale dans l’histoire de l’île, où une minorité de l’électorat (280.000 votants) peut désormais interpeller la majorité sur une question précise, et si celle-ci l’approuve, imposer un tournant politique ou légal – hors gouvernement ou partis.
Les 10 référendums étaient accompagnés d’élections des mairies et organes de base, 11.000 postes à pourvoir. C’était un vote de mi-législature, et pour le DPP indépendantiste, un vote de confiance. Or, 30% de l’électorat, ses fidèles militants lui reprochent son attentisme face à la Chine. En face, 70% refusent de prendre un tel risque et veulent vivre dans le statu quo présent, en bonne entente avec le géant voisin. Chez les jeunes, agissait aussi l’angoisse de l’avenir et la stagnation économique. La veille du scrutin, deux meetings opposés, de 200.000 votants, polarisaient aussi les positions. Le bilan est sans appel pour le DPP qui perd 7 de ses 13 sièges sur les 22 que compte le conseil des villes et comtés, dont Kaohsiung, sa place forte. Tsai Ing-wen, sa leader, ne s’y est pas trompée, et a démissionné de la tête du Parti.
Le premier référendum demandait de troquer le nom de l’équipe olympique de l’île, « Chinese Taipei » (imposé par Pékin depuis 1981) pour celui de « Taiwan ». Le peuple a refusé, sous l’influence de divers athlètes qui priaient qu’on les laisse participer aux Jeux Olympiques de Tokyo en 2020 – si le référendum passait, ils étaient « auto-éliminés » de la fête mondiale du sport.
Une série d’autres questions portait sur l’homosexualité et le mariage gay. En dépit de la « gay pride » du 27 octobre qui avait rassemblé 140.000 marcheurs, les Taiwanais ont dit « non » : ils ne sont pas prêts, et ils désavouent ainsi une démarche du pouvoir DPP depuis 18 mois pour élargir les droits des homosexuels.
De même, la population a approuvé plusieurs questions portant sur l’approvisionnement énergétique. Elle est d’accord pour réduire progressivement le parc de centrales à charbon et relancer le programme nucléaire : ses choix sont aux antipodes des choix opérés par le pouvoir DPP, sous influence écologiste anti-nucléaire.
La rue a donc désavoué son équipe politique. Une des conclusions qu’on peut en tirer, est une évidente « ingouvernabilité » de cette île déchirée entre sa forte dépendance grandissante envers la République Populaire de Chine, et son désir d’auto-affirmation, porté par 73 ans d’indépendance de facto et par son fond ethnique « Minnan » ou « Hakka ».
Au moins en Chine, l’aile dure du Parti et les « faucons » dans l’armée ne seront plus tentés de répondre par une opération militaire à une provocation indépendantiste. C’est ce qu’avait fait en 1995 le Président Jiang Zemin, après l’annonce taiwanaise d’élections libres. En catastrophe, Bill Clinton avait dû alors dépêcher dans la zone deux porte-avions nucléaires pour calmer les esprits. Mais l’intimidation ne donna pas les résultats espérés : quand les élections se tinrent quelques mois plus tard, Taiwan résistant à la pression, élut massivement Lee Teng-hui, connu pour ses opinions pro-indépendance. C’est possiblement cet échec de la pression chinoise de l’époque qui, 20 ans plus tard, a inspiré Pékin à la retenue face au scrutin du 24 novembre.
Pour autant, ce bilan ne peut être interprété comme une victoire chinoise, car les insulaires, dans leur quasi unanimité, restent contre une réunification immédiate. Il reste très improbable que Xi Jinping aille tendre la main à l’avenir à ce DPP affaibli, à une Tsai Ing-wen désavouée et qui aura du mal à terminer son mandat. Au contraire, son allié traditionnel nationaliste, le KMT caracole, ayant vu ses voix passer de 6 à 15, ouvrant de belles perspectives de changement d’équipe politique, et de reprise du dialogue avec le continent d’ici 2020.
Allié traditionnel, les Etats-Unis sont restés un « deus ex machina » de la campagne, cachés mais influents, D. Trump optant soudain pour la confrontation après deux décennies de réserve courtoise sous ses prédécesseurs. John Bolton, son conseiller à la sécurité, préconise même une reconnaissance de Taiwan par les Etats-Unis (qui provoquerait pourtant une rupture immanquable des relations avec la Chine), et le stationnement de l’US Army sur son sol ! Depuis décembre 2016, Trump a parlé au téléphone avec Tsai Ing-wen, repris les ventes d’armes à l’île, et permis à ses fonctionnaires de recevoir leurs homologues taiwanais – ce qui était interdit jusqu’alors, pour ne pas déplaire à Pékin. Pour l’avenir, les Etats-Unis constituent la seule garantie sérieuse pour Taiwan, de conserver son bien le plus précieux : son indépendance de facto.
Avec Sébastien Le Belzic
Sommaire N° 38 (2018)