« Pendant cinq jours, préfet de la capitale (五日京兆, wǔ rì jīng zhào – rester peu de temps en poste) et te voilà déjà de retour ! » C’est en ces termes que la vieille grand-mère Zheng, férue de proverbes rares, avait salué Yang Haojie quand celui-ci était enfin sorti de sa chambre après presque une semaine cloîtré chez sa grand-mère. Son licenciement avait été dur à avaler. Fils unique d’un père parti de rien qui avait fait fortune dans l’immobilier commercial, fierté du village natal situé à une vingtaine de kilomètres de Qingdao et qui vivait désormais dans un magnifique appartement en plein centre de la première ville économique de la province du Shandong, Yang Haojie avait eu à cœur de mériter la fierté paternelle.
Brillant élève, score de 615/600 au gaokao (高考, gāokǎo – le baccalauréat chinois) qui lui avait permis d’étudier à l’université du Zhejiang à Hangzhou puis d’être embauché, à peine diplômé, chez le géant Alibaba. Un parcours sans faute qui s’était brisé fin 2022, après moins de deux ans à son poste. Licenciement. Il n’était pas le seul, près de 20 000 employés prenaient la porte avec lui cette même année. Mais pour Yang Haojie, le coup fut sévère. Épuisé, en pleine dépression, il était revenu à Qingdao, n’avait très vite plus supporté l’impatience de son père : un emploi vite, ne pas perdre la face, dans l’immobilier pourquoi pas ?! Il avait des contacts, c’était l’affaire de quelques jours ! Yang Haojie avait trouvé refuge chez sa grand-mère au village, dans la vieille maison familiale qu’elle refusait de rénover et de quitter. Sur le seuil de leurs portes ou assis sur des chaises pliantes dans la rue, la vieille génération qui avait vu Haojie grandir saluait son retour d’un hochement de tête entendu – ces jeunes qui restaient si peu de temps en poste ! – aux anges pourtant de l’animation que sa présence offrait.
Sans la présence de sa mère qui, aux jours de fête et de réunions familiales, gérait toute l’intendance, Yang Haojie s’est vite aperçu que sa grand-mère Yang avait vieilli. Elle ne retrouvait pas ses épices dans le capharnaüm qu’était devenu le coin cuisine, laissait une casserole sur le feu sans surveillance, des ampoules grillées attendaient d’être remplacées, la douche n’était pas aussi propre qu’avant, la cour aurait besoin d’un bon coup de balai et le petit potager à l’arrière de la maison semblait laissé à l’abandon. Les parents de Haojie avaient plusieurs fois demandé à la vieille dame de venir habiter avec eux à Qingdao mais elle refusait de quitter sa maison et se gardait bien de demander de l’aide à son fils, de peur d’être forcée à déménager. Haojie n’a rien dit mais il s’est retroussé les manches.
Très vite, des voisins, d’autres petits vieux se sont mis à le héler dans la rue pour de menus services : réparer une porte, déboucher un évier, faire des courses, monter un placard, payer des factures, emmener en voiture pour un rendez-vous à l’hôpital, couper des cheveux et même des ongles. Derrière les portes closes, il a découvert une misère et une solitude dont il n’avait pas idée. Des douleurs tues, des handicaps qui limitent, des renoncements qui réduisent l’espace de vie. Les enfants travaillent loin, il ne faut pas les déranger.
Selon les derniers chiffres, 267 millions de Chinois ont plus de 60 ans, c’est-à-dire 19% de la population. À peu près la moitié de ces personnes âgées vivent dans des « nids vides », des maisons où les enfants sont partis vivre en ville, loin. Ce pourcentage atteint 70% dans les zones rurales. Pas de maisons de retraite en vue ou alors hors du budget familial. Les enfants envoient de l’argent mais ne peuvent remplacer le corps défaillant.
Yang Haojie n’a pas de problème d’argent et du temps à revendre. Il a installé son numéro de portable sur la touche 1 du téléphone de sa grand-mère afin qu’elle puisse le joindre en cas d’urgence. Et puis, à leur demande, il a fait la même chose pour grand-mère Zheng, le vieux Huo, et 16 autres voisins plus ou moins proches de sa grand-mère. Il a acheté une camionnette, recruté des volontaires à Qingdao, organisé les tournées, élargi son champ d’action.
Son association d’aide à domicile bénévole, financée par le groupe immobilier de son père en sous-main, séduit et rassure les familles. Trois jours par semaine, il fait sa tournée, accueilli par des sourires et des exclamations de joie. Il y a quelques jours, il organisait l’anniversaire de grand-mère Zheng chez elle, avec des voisins, une table bien garnie et quelques bouteilles. Des larmes coulaient sur les joues ridées de la vieille femme, alors il lui a dit en riant : « Grand-mère Zheng, grâce à toi, grâce à vous tous, je me sens utile et j’ai enfin trouvé un poste à vie ! »
NDLR : Notre rubrique « Petit Peuple » dont fait partie cet article s’inspire de l’histoire d’une ou d’un Chinois(e) au parcours de vie hors de l’ordinaire, inspirée de faits rééls.
Par Marie-Astrid Prache
1 Commentaire
severy
22 novembre 2023 à 03:09Très bonne histoire. On ne peut que regretter, comme il est indiqué par après, qu’il s’agit de celle d’une personne « qui sort de l’ordinaire ».