Tous les 11 novembre, la Chine entière est prise d’une fièvre d’achats sur internet à l’occasion de la « fête des célibataires » ou « double 11», un festival du shopping en ligne créé par Alibaba en 2009. Cette édition 2020 n’était pourtant pas tout à fait comme les autres, devant être le « thermomètre » de la reprise de l’économie chinoise post-Covid-19.
Alibaba a donc débuté son festival plus tôt que d’habitude, dès le 1er novembre, avec des préventes dès le 21 octobre. Le groupe fondé par Jack Ma donnait ainsi plus de temps aux consommateurs pour faire leurs achats, aux marques de se refaire une santé, et aux livreurs d’acheminer les colis. C’était aussi l’occasion de gonfler son chiffre, brouillant la comparaison avec l’an dernier : 76 milliards de $ de ventes sur 10 jours contre 38,4 milliards de $ en 24h en 2019. Un signe ne trompe pourtant pas : en huit heures seulement, deux influenceurs parmi les plus célèbres de Chine, Austin Li, le « roi du rouge à lèvres » et Wei Ya, la « reine des KOL », vendaient pour 1 milliard de $ de 275 produits, suivis en live par 310 millions de personnes.
Le grand rival d’Alibaba, JD.com, avec qui il se dispute les droits du « Double 11 » depuis deux ans, enregistrait de son côté 41 milliards de $ de ventes.
Au grand désespoir des associations écologistes, un nombre record de 4 milliards de colis ont été envoyés en 10 jours, dont 675 millions pour la seule journée du 11 novembre.
Mais à en croire les participants, l’opération commerciale est devenue bien plus qu’une simple vente « flash » de 24h. Elle s’est transformée en une éprouvante chasse aux bonnes affaires sur plusieurs jours, mettant la détermination des consommateurs à rude épreuve. Les clients se sont plaints de la difficulté de faire des bonnes affaires cette année, entre prépaiement ou règlement du solde à une certaine heure, mini-jeux virtuels, rabais entre boutiques partenaires, montant minimum pour prétendre à une réduction, et sessions de télé-achat en live-streaming… « C’est terrible, si je n’achète pas, j’ai l’impression de perdre une occasion d’économiser de l’argent, mais si j’achète, je ne sais même pas comment faire pour bénéficier du meilleur prix. C’est devenu trop compliqué », écrit une cliente sur Weibo. Un sentiment partagé par de nombreux internautes, incapables de calculer le moment propice au meilleur « deal »… C’était sans compter sur les marchands peu scrupuleux qui augmentent leurs prix juste avant le 11.11 pour mieux prétendre le baisser lors du festival. NetEase, autre géant internet, visait juste en annonçant jeter l’éponge du « 11.11 », refusant de participer plus longtemps à ces combines promotionnelles : « ce sera les prix bas toute l’année » !
Se faire rembourser d’un achat que l’on regrette à peine quelques instants après l’avoir payé, est également devenu plus long et plus compliqué qu’avant. Alors qu’hier, les longues listes d’achats s’arboraient fièrement sur les réseaux sociaux, cette année c’est les listes de demandes de remboursement qui étaient à la mode, signe d’une prise de conscience chez certains acheteurs compulsifs, pour qui il est difficile de résister aux promotions.
Se faire livrer rapidement n’était pas non plus garanti durant ce 11.11. En effet, des milliers de livreurs manifestent depuis octobre dans le Hunan, Jiangsu, ou encore à Shanghai contre leur paie de misère ou pour récupérer leurs arriérés de salaire – avec le soutien des internautes. Car derrière tous ces records de vente qui donnent le tournis, il y a la dure réalité de ces livreurs, victimes d’une autre guerre des prix : celle des opérateurs de livraison (SF Express, ZTO, STO, YTO, Yunda…), espérant remporter la plus grosse part de marché grâce à des tarifs imbattables. Pour chaque colis livré, leurs employés gagneraient aussi peu que 0,7 yuan. En attendant, les géants du e-commerce s’en lavent les mains… Alors que le nombre de milliardaires chinois a augmenté depuis le début de la pandémie (257 de plus sur un total de 878), le revenu des plus pauvres lui, a été réduit, spécialement dans le secteur des services.
Cette édition 2020 révèle donc les limites d’un modèle qui s’essouffle : les trucs et astuces ne fonctionnent plus aussi bien d’hier auprès des consommateurs, et la main-d’œuvre corvéable sans laquelle le 11.11 n’aurait pas eu un tel succès, n’est plus prête à s’épuiser à la tâche pour quelques yuans…
Sommaire N° 37 (2020)