À l’apogée de sa carrière, le drame secret de Lu Enguang était que son apparence n’avait nul rapport avec la vérité : « le yin était absent, le yang sonnait faux » (yīnchā yángcuò 阴差阳错).
Bon élève… oui, il aurait pu l’être grâce à sa bonne mémoire. A peine prononcés par le maître, ses cours étaient mémorisés ! Mais faute de les avoir révisés et fait ses devoirs, il avait de mauvaises notes à ses contrôles… C’est ce qui lui fit, à 18 ans rater son bac, à deux reprises.
Inventeur, oui mais… Il l’avait été à sa manière, mais bien meilleur en démontage de vieilles mécaniques qu’en recomposition de machines utiles. Invariablement, il plantait là un tas de pièces et refusait d’admettre la cause de son échec : l’insuffisance de son bagage technique.
Il créa bien ce gadget, pompeusement baptisé « outil de dessin géométrique » – un compas mâtiné d’une équerre. Au plan technique, il n’y avait aucun progrès. Mais avec son bagout, il sut en vendre assez pour convaincre ses collègues et la mairie de financer son usine.
La verrerie qu’il créa à 27 ans en 1992 pour les enfants de l’école, lui donna de la face. C’était pour faire travailler les mômes à son service (produisant des babioles qu’il revendait) et pour engranger la reconnaissance des parents d’élèves, qui soi-disant, l’avaient fait élire vice-maire et entrer au Parti. Mais voilà le 1er mensonge de Lu ! Il n’avait jamais été « élu par gratitude » mais avait acheté la charge de n°2 du village, en plus de sa carte du Parti.
En remettant ses premières enveloppes rouges aux cadres corruptibles, Lu découvrit chez eux le désir de s’enrichir, mais aussi une peur de se faire attraper. Assez vite, Lu mit au point une stratégie pour les priver de l’option de refuser. Pour sceller le contrat secret avec le fonctionnaire dont dépendait sa promotion, il attendait le moment de l’aborder seul à seul. Puis il fondait sur sa proie, lui déclarait le poste qu’il convoitait—cela ne lui prenait quelques secondes. Puis il lui fourrait dans une poche la ou les liasses (selon la position réclamée) de billets roses, 10.000 à 40.000¥. Puis sans attendre les protestations, il se sauvait rapide comme l’éclair, laissant à sa situation le personnage éberlué.
En 1993, il était muté à Jinan la capitale provinciale, fonctionnaire à la mairie, un poste payé une fortune. Il était passé devant des vieux cadres honnêtes, ayant 20 ans d’ancienneté…Mais qu’importe ! Une fois dans la maison, il put faire inscrire son « outil de dessin géométrique » au programme de fournitures aux écoles et se remboursa en un rien de temps.
Après un dernier poste local en mai 1999 comme vice-directeur technologique, il achetait en 2001 son ticket pour Pékin, rédacteur en chef d’un China Times, quotidien financier. Cette phase éclaire une face cachée du personnage : Lu Enguang révéla alors des propensions à la mélancolie, à la dépression. Un reporter se rappelle ce chef fantôme aux yeux tristes, au sourire vague, aux phrases prudentes et sibyllines, celles d’un homme anxieux de ne pas se trahir.
En 2004, ressentant le besoin de changer d’air, il se fait catapulter à Suining (Sichuan), vice-secrétaire du Parti. Le séjour est atypiquement court. En 2006, le voilà de retour à Pékin, un an à la tête du bureau national des handicapés, avant de nouveau de passer à autre chose… Lu n’a jamais passé plus de 2 ou 3 ans à un même poste, ni jamais poursuivi en un même secteur. En vérité, il n’a jamais eu l’occasion d’exercer un métier. Mieux valait ne rien faire, plutôt que de risquer de voir un collègue percer sa carapace, dévoiler sa carrière d’affabulateur.
Même sa femme et ses enfants étaient formés à mentir pour le couvrir : ses 5 enfants hors quota (sur 7), enregistrés comme ses « neveux » et « nièces », devaient l’appeler « tonton » !
En 2007, on se le rappelle, Lu soutenait sa thèse de doctorat . Mais nul ne s’étonnera d’apprendre qu’elle n’était pas de lui, mais piratée à partir des six mémoires sur le même thème, déposés au cours des deux dernières années…
Bancale ou pas, cette thèse lui vaut sa dernière promotion en 2009, au ministère de la Justice. Ancienneté oblige, il est vice-directeur de la police et de la politique. Il est au dernier bien avec son ministre. En effet, chaque week-end, il se rend chez lui les bras lourds de victuailles, fruits et légumes, et lui mitonne de bons petits plats… Lu finit alors par décrocher sa promotion en novembre 2015, directeur de la politique, au rang de vice-ministre.
Pour certains, c’en était trop ! Suite à une dénonciation anonyme, un inspecteur éplucha son dossier et trouva la faille au niveau de sa demande d’admission au Parti en 1992. Sur son dossier, Lu l’avait faite rétrospectivement antidater à 1990. Mais le Comité d’Inspection de la Discipline (CCID) trouva dans sa lettre une mention du fameux voyage au Sud de Deng Xiaoping… de 1992 ! C’était la preuve du mensonge… Voilà le vice-ministre révoqué, limogé, incarcéré, entraînant dans sa chute 20 hauts cadres, livides.
Une fois Lu derrière les barreaux, la CCID en fit un exemple à ne pas suivre, en lui consacrant un épisode de sa série « La lame tranchante des tournées d’inspection » (cf photo). Devant les caméras, Lu n’eut que ses yeux pour pleurer sa folie : « contemplant mes 20 dernières années, je me vois errant dans un rêve sans voir que c’est un cauchemar ! ». Comme sortie théâtrale, ce n’était pas si mal. De plus, elle renouait avec la réalité et réglait ses comptes avec la vie…
Sommaire N° 37 (2017)