Voilà qui s’appelle « lancer un pavé dans la mare ». Quatre jours après les funérailles nationales de l’ancien Premier ministre Li Keqiang, le magazine économique Caixin Weekly publiait un éditorial remarqué, censé commémorer le 10ème anniversaire du 3ème Plenum du 18ème Congrès qui avait annoncé, en novembre 2013, un programme de réformes d’une portée et d’une ambition sans précédent. De quoi faire passer Xi Jinping, tout juste propulsé au pouvoir, pour un réformateur !
Le texte de « 60 articles » (tel qu’il est surnommé) promettait plus de 300 réformes, axées autour de 4 pôles : l’administratif (et tout ce qui freine le développement du secteur privé) ; les entreprises d’Etat ; la finance et le système de taxation (impôt sur le revenu, taxe foncière…) ; le permis de résidence (« hukou ») et le droit du sol.
Dix ans plus tard, malgré quelques succès, Caixin dresse un bilan plutôt peu flatteur des progrès réalisés jusqu’à maintenant. Rappelant la promesse de l’époque de permettre au marché de « jouer un rôle décisif dans l’allocation des ressources », le magazine souligne une « certaine différence de température entre la perception du public et les attentes formulées il y a dix ans ». L’éditorial avance que si le marché avait réellement été autorisé à jouer pleinement son rôle, « la plupart des difficultés et contradictions auxquelles font face l’économie et la société chinoise aujourd’hui n’existeraient pas ». Il met en garde, « sans progrès, il y a régression » et conclut en affirmant que la politique de réforme et d’ouverture est « l’ultime source de confiance ».
Bien sûr, ce plaidoyer pour la réforme n’est pas passé inaperçu et a été interprété par divers analystes comme l’expression d’un certain mécontentement au sein de l’appareil, voire comme la continuité de la lutte entre Xi Jinping et Li Keqiang. D’ailleurs, la petite phrase prononcée en 2022 par l’ex-premier ministre, censée rassurer le public sur le processus irréversible de l’ouverture du pays (« le Yangtsé et le fleuve Jaune ne peuvent pas s’écouler en arrière », 长江黄河不会倒流), est citée dans l’article sans préciser le nom de son auteur…
Le magazine connu pour avoir été soutenu par le tsar de l’anti-corruption Wang Qishan, n’est pas le seul à prendre position : d’autres intellectuels et économistes constatent que la réforme est au point mort et certains vont jusqu’à affirmer qu’il est trop tard, qu’il fallait réformer lorsque l’économie chinoise était encore vigoureuse et non pas maintenant qu’elle ralentit.
Ces prises de positions expriment néanmoins un espoir de voir la réforme faire une percée lors du 3ème Plenum du 20ème Congrès. Traditionnellement tenu début octobre ou début novembre – ce rendez-politique se concentre essentiellement sur la politique économique des cinq ans à venir et est donc scruté de près par les entrepreneurs et investisseurs, surtout en période de ralentissement économique. Cependant, nous sommes déjà mi-novembre et la date n’a toujours pas été annoncée.
Wang Xiangwei, ex-rédacteur en chef du South China Morning Post, croit savoir qu’il se tiendrait finalement début décembre , soit quelques jours avant l’importante Conférence centrale sur le travail économique qui a lieu en général à la mi-décembre. Sa tenue en décembre – ou encore le fait de le repousser à l’année prochaine – serait une première depuis 1978, date à laquelle Deng Xiaoping a lancé la politique de réforme et d’ ouverture.
Il n’est pas non plus exclu que ce 3ème Plenum ne soit pas centré sur l’économie, comme lors de celui de février 2018 (un rare Plenum « anticipé ») qui avait pour objet d’avaliser l’abolition de la limite de deux mandats pour le Président de la RPC…
Alors, que se passe-t-il ? Comment expliquer un tel retard ? Y a-t-il encore débat sur la direction économique à prendre et sur les mesures nécessaires pour stabiliser la croissance ? Y a-t-il un désaccord interne sur le sort et les remplacements des deux ministres limogés (des Affaires étrangères et de la Défense) ? La priorité a-t-elle été donnée aux préparatifs de la rencontre prévue le 15 novembre entre Joe Biden et Xi Jinping en marge de l’APEC à San Francisco ? Rien ne filtre à ce stade et la dernière Conférence nationale sur le travail financier qui s’est tenue fin octobre n’a donné aucun indice probant.
Sans trop s’avancer, on peut néanmoins prédire que les espoirs de réforme de Caixin et consorts seront probablement déçus. Comme le souligne l’éminent sinologue Charles Parton dans un rapport dédié au 3ème Plenum à venir, peu importe sa date, il est difficile d’attendre davantage que la même rhétorique réformiste que celle d’il y a dix ans, avec peut-être un accent particulier mis sur la science et les technologiques, un thème récurrent chez Xi. Mais il est peu probable qu’une innovation ordonnée et financée par Pékin, soit seule en mesure de relayer l’immobilier comme moteur de la croissance chinoise…
Il n’y a donc aucune annonce surprise à attendre, du moins d’une perspective plus libérale, puisque tous les représentants de cette mouvance politique ont été écartés. Quant à la réforme du système politique pour pallier aux insuffisances du modèle économique chinois (« désordonné, déséquilibré et insoutenable » selon la propre admission du Parti), cette idée n’est tout simplement plus à l’ordre du jour depuis bien des années.
Sommaire N° 36 (2023)