Santé : Un docteur numérique

En quelques décennies, la Chine a réalisé d’énormes progrès pour moderniser son système de santé. L’espérance de vie de ses citoyens s’est sensiblement améliorée, la mortalité infantile fortement réduite… Toutefois, avec une population vieillissante, les dépenses nationales de santé augmentent 5 à 10% plus vite que le PIB depuis 2008. Et les disparités régionales sont fortes. Les hôpitaux sont submergés dans les villes, tandis que les campagnes manquent cruellement de praticiens. Résoudre ces problèmes est une des priorités du plan décennal « Healthy China 2030 ».

Pour y parvenir, l’Etat a mis en place depuis 2008 une cohabitation structurée entre un secteur public dont le but est d’assurer l’accès aux soins basiques pour tous, et un secteur privé devant accélérer la mise en place d’un système de santé au niveau des standards internationaux. Cela nécessite une coopération étroite entre des acteurs aussi différents que les autorités locales et centrales, les assureurs privés, et les trois géants Baidu, Alibaba et Tencent (BAT). Ces trois géants du net, en recherche de nouveaux relais de croissance alors que l’économie marque le pas, espèrent changer la donne sur le marché chinois de la santé.

C’est le cas de Tencent Trusted Doctor (TTD) (企鹅杏仁), créé en 2018, suite au rachat par Tencent de Trusted Doctor, une startup de la e-santé fondée à Shanghai par Martin Shen. Cet Australien d’origine chinoise, ancien lieutenant-chirurgien de la Royal Australian Navy et passé par l’industrie IT (Isoft, Siemens Healthcare), décide de revenir en Chine pour créer sa propre entreprise. Martin Shen, devenu président de la nouvelle entité, est enthousiaste : « Désormais épaulé par Tencent, et grâce à une levée de fonds de 250 millions de $ réalisée en avril 2019, nous ambitionnons de proposer un nouveau système de santé universel. Cette transformation est encore inédite à l’échelle mondiale ».

Initialement, le concept consistait en une plateforme de mise en relation entre médecins et patients. Début 2019, 440 000 médecins chinois utilisaient TTD sur un total de 3 millions. Aujourd’hui, l’ambition affichée est de mettre en place, à côté du système de santé historique, une offre globale et intégrée.

Globale, car Tencent entend couvrir tous les aspects du parcours du patient : de la prise de rendez-vous, au suivi post-chirurgical. Pour cela, le géant de Shenzhen sort de son expertise numérique pour investir dans l’économie réelle. Il affiche ses ambitions : disposer, d’ici deux ou trois ans, d’un parc de 500 cliniques contre 40 aujourd’hui et de 45 centres de chirurgie ambulatoire contre 7 actuellement. TTD déploie également sur le territoire ses « Health kiosks », sorte de « distributeurs automatiques », proposant des examens aussi variés que des tests de grossesse, des tests génétiques, des analyses d’urine, mais aussi la délivrance de produits de première nécessité. Plus de 1 000 seraient déjà en activité dans les gares, les aéroports, les galeries commerciales et les immeubles de bureaux ou d’habitation.    

Son offre est aussi intégrée, puisque la promesse de Tencent est bien de fluidifier et d’optimiser le parcours, devenu numérique, des 10 millions de patients qui utilisent déjà les services de TTD. Il sera bientôt possible de faire un test ou une radio, se faire livrer un médicament, préparer une intervention chirurgicale, gérer le suivi médical ou souscrire à une assurance adaptée. Ce système présente l’avantage de pouvoir procéder à des services à distance, jusque dans les campagnes les plus reculées, à condition d’avoir du réseau ! Pour les médecins, cela représente un revenu complémentaire à leur salaire.

Si Tencent semble avoir pris une longueur d’avance, Alibaba n’est pas en reste : 15 000 médecins offrent déjà des consultations en ligne via Alibaba Health qui permet aussi de se faire livrer ses médicaments. Baidu de son côté a intégré un « chat médical » à sa plateforme Baidu Doctor. Cet assistant virtuel, nourrit à l’intelligence artificielle, permet, en questionnant le patient sur ses symptômes, de poser un diagnostic. Il ne faut pas oublier l’assureur Ping An qui, à travers sa plateforme Good Doctor, rassemble près de 300 millions d’utilisateurs enregistrés.

Le secteur de la e-santé est encore balbutiant, et doit faire ses preuves. Cette année, la valeur en bourse de Ping An Good Doctor a baissé de 15% et celle du secteur santé d’Alibaba a diminué de 8% en 12 mois. Il soulève de nombreuses questions : ces entreprises high-tech chercheront-elles à collaborer avec le système de soin traditionnel, ou essayeront-ils de le remodeler à leur image ? Comment sont sélectionnés et contrôlés les médecins exerçant virtuellement ? Enfin, même si ce genre d’innovation est aujourd’hui encouragé par des programmes nationaux, l’Etat laissera-t-il ces mastodontes privés, déjà détenteurs de montagnes de données utilisateurs, en récolter davantage, parmi les plus personnelles puisque touchant à la santé de chacun ? Dans ces conditions, les échanges entre médecins et patients pourront-ils encore rester confidentiels ? …

Finalement, la santé, dopée au numérique, est entrée dans une transition irrésistible, dont les seules limites, seront la capacité des sociétés à accepter les changements profonds. La Chine entend, aussi dans ce domaine, être aux avants postes, en essayant, comme à son habitude, de tirer le meilleur des améliorations attendues pour faire face aux enjeux liés aux évolutions de sa population et de son économie.

Par Jean-Dominique Séval

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1 Commentaire
  1. severy

    Excellent article.
    On peut en effet se poser la question de savoir ce que l' »on » va faire de toutes les données personnelles et médicales récoltées par les organismes de soins de santé numériques. Quelle aubaine la récolte de ces big data représenterait pour les assurances en soins de santé aux Etats-Unis, par exemple! Que de refus d’assurer ou d’indemniser elle entraînerait dans ce beau pays (cf. les documentaires forts instructifs de Michael Moore). Il reste à savoir ce que le régime a l’intention de faire: plonger avec les Etats-Unis dans le bourbier des scandales aux assurances ou résister aux chants des sirènes pécuniaires et accorder la priorité aux soins de santé, et garantir ainsi le bien-être de la population?

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