Durant l’été 2018, sur le portail social Weibo, le hashtag (#) « frère vendu pour un mantou (pain vapeur) » de Zhang Bingwen (72 ans) et sa sœur ainée Lehuo (77 ans), a été vu plus de 10 millions de fois.
L’histoire tenait en peu de mots. En 1958, dans une Chine rurale d’une grande pauvreté, Zhang leur mère s’était rendue à Xi’an (Shaanxi) chez son propre frère, accompagné de son petit dernier, Bingjun, sept ans, laissant chez elle à Hefei (Anhui) ses six autres enfants.
Durant le voyage de retour par bus, lors d’une halte, Bingjun fut pris la main dans le sac à voler un mantou – le camelot exigea compensation. Or, tout ce que la mère trouva à proposer, fut de lui laisser l’enfant coupable. Ni elle, ni sa famille ne devait jamais le revoir.
Suivirent les tumultueux tourbillons de la Révolution culturelle. À la mort de la mère, la fratrie se sépara aux quatre vents, sauf Lehuo et Bingwen. En 2005, ils se mirent en devoir de retrouver le cadet disparu. Bingwen retourna donc à Xi’an, et enquêta partout sur son chemin, auprès de la police, des journaux, de gens au hasard, sachant bien que sa quête s’apparentait à celle d’une aiguille dans une meule de foin. Il ne parvint même pas à retrouver ce bourg où sa mère avait perdu son enfant !
Il faut bien l’avouer, le caractère vague du récit 100 fois répété par la mère, avec toutes ses lacunes, épaississait le mystère. Bingwen n’avait que 12 ans au moment des faits, et n’avait pas été du voyage à Xi’an. Comment aurait-il pu se faire une idée claire des circonstances ? Et puis ce qu’avait raconté sa mère ne pouvait être faux : la parole de l’auteur de leurs jours ne pouvait être remise en cause. Aussi, quand il tentait de démêler l’écheveau des faits, sa mère finissait toujours par brouiller les pistes, gommant toute incohérence. Remettre en cause tel ou tel fait posé comme postulat au départ, c’était comme chercher à forcer un tiroir fermé : un héritage intouchable !
L’année-même du drame était pourtant décisive : c’était 1958, celle du Grand Bond en avant où tous citoyens, citadins comme paysans avaient été forcés à remettre tout leurs fers, pelles, charrues, vélos ou woks, couteaux, louches et passoires pour alimenter le haut-fourneau du quartier et aider à décupler la production sidérurgique, miracle socialiste. Pour éviter de se faire taxer de comportement contre-révolutionnaire, ils devaient même s’acquitter de ce devoir avec zèle ostentatoire. Bien sûr, leurs sourires et slogans criés étaient factices. Le soir seuls dans les chaumières, au lit sous leur maigre couette, ils n’osaient pas échanger la question que tous avaient en tête : sans charrue ni araire, comment labourer ? Sans vélo, comment se déplacer et se nourrir ? De fait jusqu’en 1961, la famine fit ses ravages. 30 à 50 millions de Chinois périrent, dont un fils de la fratrie Zhang.
En 1958, on n’avait déjà rien dans les garde-mangers. C’était pour cela que leur mère était partie avec le petit dernier, pour un voyage de centaines de km en bus : c’était pour prier son frère de sauver sa famille. La mère espérait de lui un peu d’argent, un sac de riz, une pièce de porc salé, ou quoi que se soit pour nourrir ses sept marmots. Avec un peu de chance, il lui garderait le petit, allégeant ainsi sa tâche à elle !
Mais elle dut déchanter. Malheureusement, le sort de Xi’an n’était guère meilleur que celui de Hefei. Là-bas aussi, on faisait la chasse au fer et détruisait les outils, causant la même famine. Mère et fils reprirent leur route sans avoir rien obtenu.
A l’époque, les trains restaient une rareté. On voyageait de ville en ville par bus locaux, en changeant à la gare routière. C’est là que leur mère avait dû laisser quelques instants Bingjun pour aller acheter une poignée de riz cuit. Mais pendant ce temps, le petit affamé avait rodé autour du tricycle d’un vendeur de mantou (pains vapeurs) ambulant. Affolé par les effluves, la chaleur sortant de l’étuve, l’enfant n’avait pu résister à sa faim, et avait saisi une boule fumante de ce pain pour y mordre à pleine dents.
Retournée en courant, alertée par les cris, la mère vit le marchand tenant son fils par le poignet. Furieux, il lui fit ce chantage odieux : soit elle payait le mantou, soit il appelait le comité révolutionnaire, qui jugerait l’affaire séance tenante ! A ce tribunal de la rue, il n’y avait jamais d’acquittement, uniquement des peines variant entre la prison, le lynchage ou des mois ou années d’esclavage dans une ferme publique, dite commune populaire.
Mais c’est alors que la mère, en un éclair, vit soudain pour son fils une chance d’échapper à la famine. Ce petit Bingjun, elle ne pouvait pas le garder. L’abandonner lui économiserait une bouche à nourrir… De plus, qui, mieux qu’un vendeur de pain-vapeur, pourrait s’occuper de lui ? Après tout, un fils était un cadeau du ciel, une assurance vieillesse pour les parents ! Sans tarder, elle offrit vite au vendeur de rue de garder Bingjun, ce qu’il accepta sans discuter. Elle remonta seule dans son bus, laissant le marmot en pleurs. De retour à Hefei, elle n’aurait qu’à garder le secret, prétendre qu’elle n’avait pas eu d’autre choix…
Aujourd’hui en octobre 2018, Lehuo et Bingwen n’ont toujours pas retrouvé trace du frère disparu. Ceci ne les empêche pas de poursuivre leur croisade. La nuit, ils rêvent aux retrouvailles avec leur benjamin, alors que tous deux se rapprochent du terme de leurs vies… C’est évident, tout comme à l’automne d’une vie, « les feuilles qui tombent, retournent à leurs racines » (落叶归根, luòyè guīgēn).
1 Commentaire
severy
28 octobre 2018 à 13:33Très bien raconté. On se doute qu’il du y en avoir en pagaille à l’époque, des histoires de ce genre.
On a envie d’évoquer » la petite vendeuse de baguettes « , la version chinoise de l’histoire d’Anderssen…