Tribune : « Double standard » : la martingale magique de Pékin contre « l’Occident »

« Double standard » : la martingale magique de Pékin contre « l’Occident »

S’il y a un terme qui résume bien la vision chinoise actuelle de l’Occident, mis à part celui de « déclin », c’est bien celui de « double standard » ou « deux poids, deux mesures ». Le nombre d’articles du Global Times le mentionnant dans leur titre est assez fascinant. Un des titres les plus emblématiques de ces dernières années est sans doute le suivant : « Le double standard extrême à l’égard de la Chine reflète le déclin irréversible de l’Occident ».

On peut et même on doit saluer la prouesse : avoir réuni les deux mots clefs du discours officiel chinois, les avoir associés à cette créature mythique, à la fois ridicule et effroyable, ce Léviathan aux dents de lait et aux pieds d’argile, nommé donc l’Occident. Terme d’ailleurs plus complexe qu’il n’apparaît puisqu’il n’englobe pas que l’Europe et les Etats-Unis pour Pékin mais aussi l’Australie, le Japon, Israël, voire selon le parti élu, la Corée du Sud – mais, pas encore, l’Inde. Pays qui d’ailleurs pose un sérieux problème de cohérence pour la Chine : quelle est cette chimère ni Occident ni Sud Global, ce pays dont on ne veut guère entendre parler car il peut, lui aussi, se targuer d’avoir ce que la Chine prétend être seule à posséder : une civilisation plurimillénaire pourvue d’une culture, d’une morale, d’une religion éminemment singulières.

Ce qu’il y a de « beau » dans ce texte de 2021 du Global Times, c’est d’avoir non seulement lié le « double standard » au « déclin » mais de les avoir en plus associés à la relativisation la plus chère au communisme chinois, à savoir celle portant sur « les droits de l’homme » : « Que sont les droits de l’homme ? L’Occident s’est trop laissé aller à sa rhétorique du deux poids, deux mesures pour en connaître l’essence. » Le contexte de ce texte, c’est le COVID et les mesures sanitaires : la critique par « l’Occident », du Covid dur chinois, de l’enfermement et de la séquestration pour défendre la santé publique contre ce « démon », est « double standard ». L’Occident pratique le « deux poids, deux mesures » car il critique la Chine au nom des droits de l’homme alors que le premier droit humain, c’est celui à la vie et, qu’en ne protégeant pas ses citoyens, l’Occident bafoue ce droit élémentaire : « Le droit humain le plus fondamental est le droit à la vie, et cela signifie le droit et la liberté de rester en bonne santé et en sécurité. Mais l’Occident a sacrifié des centaines de milliers de vies innocentes dans sa soi-disant défense des droits humains au milieu de la pandémie. » Ainsi, alors que « la presse occidentale » critique le confinement drastique chinois limitant les libertés, en réalité « les médias occidentaux utilisent le « deux poids, deux mesures » pour couvrir les graves violations des droits de l’homme en Occident… ».  Pourtant la Chine ne parle pas d’atteintes aux droits de l’homme quand des Chinois meurent dans des accidents de travail, des accidents à la mine, pour cause d’effondrement de maisons construites sans norme sismique, pour cause de pollution de l’air, de l’eau ou des aliments. Qu’importe, la conclusion est sans appel : « Que sont les droits de l’homme ? L’Occident s’est trop laissé aller à sa rhétorique à deux poids, deux mesures pour en connaître l’essence. » A vrai dire, l’exemple pris marche assez mal : car si pour l’Occident, les droits de l’homme, c’est « la liberté », il n’y a aucun double standard à critiquer la politique chinoise du Covid comme liberticide. Mais c’est révélateur de la signification chinoise du terme : relève du « double standard » tout ce qui n’est pas identique au « standard » de Pékin. Le bouquet final reste l’articulation causale établie entre « déclin » et « double standard » tout en le liant (litchi sur le gâteau de riz) à la terreur « occidentale » face à l’essor irrésistible de la Grande Chine : « Le monde occidental dirigé par les États-Unis craint que la Chine ne prenne le leadership mondial […] et recourt à des moyens ignobles pour la calomnier. Cependant, plus leur rhétorique du deux poids, deux mesures sera forte, plus le déclin de l’Occident sera visible. »

L’autre exemple récent de l’usage du « deux poids, deux mesures », c’est bien entendu la guerre en Ukraine. Cet article du Global Times a pour titre : « Les doubles standards occidentaux : un battage médiatique sans rapport avec le commerce sino-russe ». Il s’attaque donc au fait que « l’Occident », toujours lui, s’oppose au commerce de la Chine avec la Russie alors que les autres pays, comme le Japon (partie occidentale de l’Asie donc, selon ce « narratif ») qui importent aussi du pétrole ne sont pas décriés : « pourquoi l’Occident pointe-t-il toujours du doigt et critique-t-il le commerce entre la Chine et la Russie, en déformant les implications politiques derrière une coopération économique et commerciale normale ?  Ce « double standard » et ces préjugés témoignent de l’hypocrisie et de l’égoïsme de l’Occident dans la poursuite de ses objectifs géopolitiques, sans égard aux conséquences économiques et aux difficultés auxquelles sont confrontés l’économie mondiale et les pays en développement. » De façon habile, la Chine, seconde puissance mondiale et seconde consommatrice de pétrole, se pose en pays en développement victime des difficultés économiques mondiales. Sur le fond, certes, comme le dit le Global Times, « les exportations japonaises vers la Russie ont bondi de 25 % sur un an en juillet pour atteindre environ 348 millions de dollars. » Mais il omet bien sûr de dire que, de leur côté, les exportations chinoises vers la Russie ont atteint 42,96 milliards de dollars depuis janvier 2023, soit une augmentation de 75,6 % par rapport à 2022. Donc s’il y a une partie qui pratique le « deux poids, deux mesures », cela semble bien être Pékin car mettre un pied d’équivalence des situations comptables aussi radicalement différentes tient véritablement de la propagande.

Enfin le dernier exemple date du 27 octobre et concerne, nécessairement, le conflit entre le Hamas et l’armée israélienne. Le titre du China Daily annonce : « Double standard et hypocrisie pleinement exposée dans la bande de Gaza ». En attaquant fort, dès l’entame : « Les pertes civiles catastrophiques et les souffrances des deux côtés du conflit israélo-palestinien ont choqué le monde entier. Ce qui est également épouvantable, c’est l’hypocrisie et le double standard dont font preuve de nombreux dirigeants et médias occidentaux. » Autrement dit, l’hypocrisie occidentale est aussi criminelle que les exactions du Hamas. Lors de la guerre en Ukraine, le double standard consistait à s’occuper de l’Ukraine et pas du Proche-Orient ; lors du conflit entre le Hamas et l’armée israélienne, le double standard consiste à se sentir concerné par les décapitations et éventrement du Hamas plutôt que par les bombardements d’Israël. Comme si la presse française, Le Figaro, Le Monde, Libération n’avait pas à la fois condamné les attaques du Hamas et critiqué la riposte israélienne. Pourtant, en termes de double standard sur cette affaire, la Chine est très mal placée pour faire la leçon. En 2020, le Groupe d’action pour les Palestiniens de Syrie (AGPS) a documenté la mort de 4 013 Palestiniens à la suite de la guerre en Syrie – sans compter les 2 663 palestiniens syriens emprisonnés par le régime entre mars 2011 et juillet 2020 qui sont toujours détenus ou victimes de disparitions forcées. Pourtant, la Chine a été le premier pays au monde à dérouler le tapis rouge pour Bashar Al-Assad pas plus tard que le 21 septembre 2023. Qui fait du double standard ? N’est-ce pas la Chine qui, d’une part, accueille le président syrien, sous mandat d’arrêt international, meurtrier des palestiniens et, de l’autre, accuse Israël de crimes contre l’humanité en Palestine ? Rappelons-nous aussi qu’en juin 2023 le chef de l’Autorité palestinienne et Xi Jinping ont affirmé dans une déclaration commune que « les questions liées au Xinjiang ne sont pas du tout des questions de droits de l’homme, mais de terrorisme, de déradicalisation et d’anti-séparatisme ». Pourtant, ils contestent qu’Israël dise la même chose pour Gaza… Rien n’est hélas plus « double standard » que l’accusation de « double standard ».

Par Jean-Yves Heurtebise

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