En 1992 à Wuli, dans le district de Jiujiang (Jiangxi), Li Guoming et son épouse Li Fen vivaient plutôt heureux dans leur fermette, à proximité de leur clan, bossant dur, avec juste assez de légumes et de riz pour vivre hors du besoin. Ils avaient eu Fang Fang, leur fillette de deux ans, et le frère aîné de Guoming venait d’avoir des jumelles. Mais le soir du banquet pour fêter l’événement en famille, s’était produit un incident : après avoir sifflé quelques coupes de vin jaune sans sourire ni piper mot, le patriarche s’était brusquement levé pour quitter la salle. Suivi à distance, il s’était dirigé vers le cimetière au sommet de la colline pour se mettre à sangloter bruyamment, reprochant aux dieux de ne pas lui avoir donné d’héritier mâle. L’événement avait bouleversé Guoming, qui avait décidé alors de lui donner coûte que coûte satisfaction.
Cela faisait longtemps qu’il y pensait, et qu’avec Fen, ils tergiversaient. Car faire un second enfant était un pari plein de risques. Cela faisait dix ans que les naissances étaient limitées à un enfant par couple, et la police spéciale du planning familial y veillait durement. Certes depuis deux ans, une seconde naissance était tolérée à la campagne, si la première avait été une fille. Mais si cet enfant s’avérait être une autre fille, Fen risquait fort de se retrouver très fermement « invitée » à se faire stériliser. Voilà pourquoi, tout en visant à faire cet enfant, ils prirent le parti de le faire en secret.
Pour la jeune femme suivirent neuf mois terribles. Elle dut en permanence cacher la grossesse par des vêtements beaucoup trop serrés. Par prudence, s’étant réfugiée chez sa mère, elle vivait loin de son mari. Si elle se faisait prendre, suivraient non seulement la ligature forcée, mais peut-être aussi la destruction de leur maison – la poutre faîtière de leur ferme, tirée par un tracteur pour faire s’effondrer le toit sur le mobilier.
La naissance, le 9 décembre 1993, elle dut l’affronter seule – faire venir une sage-femme était hors de question, sous l’œil du voisinage ! L’accouchement fut interminable, sous les spasmes et douleurs. Enfin à l’aube, l’enfant parut – une fille, ce qu’ils avaient redouté ! Pire, la gamine ne pouvait être déclarée – elle serait donc privée de carte d’identité et de tous les droits qui en découlaient : prise en charge à l’école, à l’hôpital… Et plus encore que durant la grossesse, Guoming et Fen voyaient peser l’épée de Damoclès d’une sanction lourde s’ils étaient découverts : l’époque était au déchirement politique, au sein du Parti. Trois ans après la fin sanglante du printemps de Pékin, Deng Xiaoping venait une fois de plus de tourner casaque, en mettant fin à la chasse aux dissidents. Entre conservateurs et réformistes, la bataille faisait rage : l’heure n’était ni à la compassion ni à la réconciliation !
C’est alors que Guihua, le frère de Li Fen, fit une séduisante proposition. Son beau-frère, chef de village à 100 km, rêvait d’avoir une fille, au moins pour quelque temps. Connaissant la situation des Li, cela ne lui ferait rien d’héberger la petite Mengyuan (ainsi l’avait nommée Guoming), le temps que se calme la tempête. Mais il fallait faire vite : la police des berceaux était sur le qui-vive, pour débusquer les naissances illicites, et leur risque était haut, sous les pleurs incessants de la petite, que tous les voisins pouvaient entendre !
Fen et Guoming vécurent alors une semaine difficile, confrontés à cette offre. Guoming ne voulait en aucun cas lâcher la petite : et si ce gars qu’ils ne connaissaient pas décidait soudain de la garder ? Guihua les rassura : entre Chinois, on ne se faisait pas ce genre de coup, et moins encore entre gens du même clan. Et puis son beau-frère était homme à tenir parole. De plus, c’était notoire, l’épouse du chef du village exprimait les plus fortes réticences à la perspective d’élever l’enfant issu des entrailles d’une autre femme, et ne se résoudrait à le faire que pour un temps limité, pour satisfaire les lubies de son mari. En résumé, il n’y avait aucun danger. Aussi ce fut Li Fen qui trancha : au nom de la sécurité, elle convainquit Guoming d’accepter la séparation d’avec Mengyuan.
Le 16 décembre, le poupon de 8 jours fut chargé dans une voiture, avec quelques layettes, biberons, alèse, pot de lait maternisé, une liasse de billets pour les frais, et un petit stock de nouilles séchées et de nougat au riz soufflé. Ces vivres, selon la croyance populaire, devaient faire que la gamine se rappelle l’adresse des parents et y revienne. Li Fen ne participa pas au voyage : épuisée, elle s’était remise en couche où, selon la tradition, elle était supposée rester 100 jours.
Arrivés deux heures plus tard devant la maison du chef du village, Guoming et son frère frappèrent trois coups, selon le signal convenu. La porte s’ouvrit. Dans un silence total, Guoming remit le nourrisson avec sa valise. Puis ils se retournèrent sans un mot. La porte se referma. Guihua actionna le démarreur. En Guoming, cet instant fit circuler à travers son corps un éclair incandescent, une onde de douleur ineffable, comme si « la chair lui était raclée des os » (gǔ ròu fēn lí,骨肉分离) !
1 Commentaire
severy
2 novembre 2020 à 15:49Ah! Encore une histoire à faire pleurer dans les chaumières (la version gauloise de la cage à lapin chinoise) et à dilater le coeur dans des atermoiements de Perrette et des borborygmes de muezzin tuberculeux. On se demande si cette histoire de trois kilos cinq cents de chair humaine va se terminer en eau de boudin ou en entrée sanglante et fracassante dans les antres fumantes du Parti. Vivement la suite.