Par Sébastien Le Belzic
La guerre froide commerciale qui oppose cette année la Chine et les Etats-Unis pourrait avoir un effet inattendu : le retour en grâce des entreprises d’Etat. Ces mastodontes, promis en 2012 par le régime à une cure de concurrence du privé et de l’économie de marché, ont plus que jamais le vent en poupe au sein de l’aile conservatrice.
Alors que la croissance accumule les difficultés (baisse des exportations, reprise de l’inflation, consommation intérieure en berne…), les firmes privées sont celles qui prennent la tempête de plein fouet. Sur le premier semestre, les profits cumulés des industriels privés ont chuté de 28% par rapport à 2017. Au même moment, les conglomérats d’Etat voyaient leurs profits augmenter en même proportion, et leur croissance s’accélérer.
Ce vase communiquant est dû en partie au fait que l’effort public pour réduire surcapacités et pollution s’est porté, de façon inéquitable, sur les usines privées. Ce sont aussi elles qui souffrent le plus des surtaxes américaines. Mais pas seulement.
La réalité est que les courbes se croisent, ranimant un débat que l’on croyait clos parmi les économistes internationaux : le secteur privé sert-il encore à quelque chose ? Des théoriciens et chercheurs proches du pouvoir prédisent en effet que les faillites vont se multiplier dans les secteurs les plus exposés aux taxes compensatoires américaines. Elargir le secteur public en englobant des groupes privés, pourrait les protéger de tels aléas et mettre la deuxième économie mondiale à l’abri des mauvais vents de la mondialisation. Les dernières taxes de Trump visent déjà 253 milliards de $ de produits chinois.
Aujourd’hui, le secteur privé assure près des deux tiers de la croissance et neuf dixièmes des nouveaux emplois. Les sanctions américaines pourraient donc créer une sérieuse onde de choc pour les firmes privées chinoises.
Le Président Xi Jinping qui n’a de cesse de renforcer le contrôle du Parti sur l’armée, les médias et la société civile, se concentre donc désormais sur les entreprises privées, pour les faire passer sous le «chapeau rouge» (红帽) du secteur public. Le pouvoir envisage de prendre des participations directes dans plusieurs consortia privés, dans la finance, l’internet et l’énergie. Cette nationalisation qui ne dit pas encore son nom passe dans un premier temps par le renforcement des comités du Parti dans la gestion des entreprises (y compris celles à capitaux majoritairement étrangers).
Cette évolution est soutenue par l’aile conservatrice du Parti, tel Zhou Xincheng, professeur de marxisme à l’Université Renmin qui affirmait début 2018, dans un texte très médiatisé, que la propriété privée devait même disparaître. Cet été encore, l’écrivain gauchiste Wu Xiaoping soutenait que « le secteur privé ayant accompli sa mission historique en Chine, peut quitter la scène ».
Un rien polémiques, telles positions font fonction de ballons d’essais pour le compte du pouvoir. Elles expriment aussi le besoin aigu de Pékin de collecter l’impôt pour financer certains de ses chantiers sociaux telle l’assurance santé, ou le contrôle renforcé des risques environnementaux et des mouvements de masse.
Dans ce cadre, la grande réforme fiscale annoncée pour le 1er janvier 2019 devrait porter un coup dur aux PME, généralement privées et aux marges bénéficiaires diaphanes. En effet, prestations sociales et taux d’imposition vont bouger, écornant les profits d’affaires de 2,5%, à en croire Nomura Securities (Hong Kong).
En même temps, le privé a de plus en plus de mal à se financer, quand les entreprises d’État n’ont nul problème à contracter de nouveaux emprunts. Même Li Keqiang, le Premier ministre, admet récemment une « ligne cachée » entre l’accès public et privé aux prêts bancaires. Du coup, on voit les premiers groupes privés, quand ils ne sont pas purement acculés à la faillite, réduits à céder des participations à l’Etat, ce qui était impensable 20 ans en arrière.
Cette année, selon Shanghai Securities News, 46 entreprises privées ont vendu des parts à des groupes d’Etat, plus de la moitié cédant leur contrôle majoritaire. Le nombre est faible au vu de l’échelle du pays, mais il inverse une tendance que l’on croyait inexorable, la victoire du capitalisme « à la chinoise ». Parmi ces firmes, Changchun Sinoenergy Corporation, société pétrolière et gazière qui se retrouvait incapable de rembourser une obligation, a dû céder la majorité de ses parts à une société publique du Hunan, contre promesse d’injecter 150 millions de $ dans l’entreprise par le gouvernement du Hunan, qui devenait ipso facto le patron.
Quand elle n’est pas capitalistique, la nationalisation se fait stratégique. Tencent, le géant de l’internet voit également s’avancer cette nationalisation masquée. Sous couvert de campagne nationale contre la myopie, de nouvelles règles d’approbation des jeux vidéos viennent de conférer au département de la Propagande un rôle direct dans sa gestion, ce qui l’a contraint à retarder la sortie de ses derniers jeux : Tencent a perdu en bourse le tiers de sa valeur. Cependant notoirement, depuis janvier, l’Etat anxieux de contrôler la valeur autant que les contenus des produits circulant sur Internet, fait pression sur Tencent, Alibaba et d’autres, pour obtenir des sièges aux conseils de direction.
En conclusion, la tendance à la renationalisation du privé est nette, décision idéologique sous prétexte de guerre commerciale. Mais est-ce le seul objectif ? Pas forcément. En favorisant ce type de rachats trans provinciaux (Changchun Sinoenergy racheté par le gouvernement du Hunan à 2000 km de là), Xi Jinping ne serait-il pas en train de réaliser un vieux rêve réformiste : mettre un terme à cette structuration autonome des économies provinciales, pour faire naître un grand marché national ?
Sommaire N° 35 (2018)