Sans le savoir, Liu Yongbiao, avec son complice Wang Ming, avaient eu beaucoup de chance : aucun des innombrables indices laissés dans cette auberge, n’avait permis de remonter à eux. Chaussures, mégots de cigarettes Huangshan, biscuits locaux avaient permis aux policiers de déduire une origine probable des tueurs dans l’Anhui.
Mais ensuite, l’enquête avait vu les pistes s’évaporer les unes après les autres. Décidé à mettre les grands moyens sur cette affaire affreuse et insolite, le ministère de la Sécurité publique avait lancé sur 10 provinces des centaines d’inspecteurs : en vain, tous rentraient bredouilles, faute d’être partis sur la bonne piste. Ils recherchaient un lien qui n’existait pas, entre ces tueurs de l’Anhui, ce commis-voyageur du Shandong, et les patrons de l’hôtel du Zhejiang, ces morts assassinés à coups de marteau la nuit tragique. Comme l’inspecteur chef se le remémorerait, ils n’arrivaient pas à « remonter le calebassier jusqu’à la calebasse » ! En désespoir de cause, Pékin avait fini par classer l’affaire, non sans stocker précieusement, à tout hasard, les pièces à conviction.
Autre chance pour Liu Yongbiao : au fil du temps, son travail colossal, expiatoire d’écrivain commença à porter ses fruits. Soutenus par un style clair et vigoureux, ses livres se vendaient bien. Son statut d’« écrivain paysan » le faisait bien voir. 2005 fut l’année de sa percée, quand parurent aux Editions des écrivains (maison pékinoise très cotée) son recueil de nouvelles sous le titre « Un film », bientôt primées par l’Académie de l’Anhui. Yongbiao fut alors courtisé, invité. Il tentait pourtant de se tenir à l’écart. Avec Meilin et les enfants – car en plus de leur fille, un garçon était né – il restait fidèle à Nanling. La presse, les notables croyaient que c’était par humilité.
La réalité était toute autre : l’auteur restait taraudé par le remords, et la hantise de se faire attraper. Il se trouvait ligoté au nœud gordien de désirs inconciliables, se sauver et se faire prendre. Parfois par lassitude, il rêvait de se rendre : d’aller tout expliquer à la police. Tout ça n’était bien sûr que velléité – qui donc aurait eu le cran d’un tel acte, qui l’eût fait marcher vers une condamnation à mort assurée ? Dans le secret de son cabinet de travail, il rêvassait à d’improbables alternatives. En 2010, en préface de son premier roman (« Le secret coupable ») il annonçait que l’héroïne du second roman, « Elle, écrivaine », serait une tueuse en série (tiens, tiens!), qui ne se ferait pas prendre… C’était un appel transparent aux sbires pour les mettre sur sa piste… Mais c’était peine perdue, plus il en faisait, moins on y croyait. Trop célèbre, il était au-delà de tout soupçon. En 2013, il entra à l’Association nationale des écrivains, puis au Parti. En 2014, son second roman fut porté à l’écran en 50 épisodes : c’était la gloire !
Finalement, c’est en 2017 que Liu Yongbiao vit sa cavale s’interrompre de façon abrupte, due aux progrès de la science criminelle. Après 22 ans, un policier zélé eut l’idée de ressortir les indices et de les soumettre à des tests ADN, technologie nouvelle. Or les biologistes déclarèrent les traces de salive séchée sur les mégots de Huangshan recevables, suffisantes pour établir un profil génétique fiable des tueurs, tous deux fumeurs. Dès lors, il suffisait d’aller à Nanling, d’y collecter une goutte de salive de tout individu adulte ayant résidé 22 ans plus tôt dans la zone circonscrite. Des centaines d’échantillons furent prélevés mi-juin. Alors, s’arrachant pesamment à leur décennies de sommeil, s’ébranlèrent les lentes meules de la justice.
Le 11 août, quatre policiers sonnèrent à la porte de l’écrivain, qu’ils emmenèrent menotté. Wang Ming, son complice l’avait précédé en captivité de quelques jours.
On peut se demander pour quelles raisons, quand un agent vint effectuer un test salivaire, Yongbiao n’avait pas tenté de quitter le pays coûte que coûte. Il savait pourtant bien que le test ADN établirait la « preuve irréfutable de sa culpabilité » (zhēn zāng shí fàn—真赃实犯). Pourtant, il ne bougea pas… Estimait-il trop faibles ses chances de pouvoir franchir la frontière, avec son argent ? Crut-il que se présenter à la banque, ou tenter de franchir la frontière avec un pactole, pourrait être vu comme un aveu implicite ? Pensa-t-il qu’une vie solitaire hors du pays, sans femme et enfants, sous un faux nom, ne valait pas la peine d’être vécue ?
À ce qui nous semble, la cause réelle de cette forme de suicide par la passivité, dut être sa conscience : usé de se juger à longueur de nuits, de se laver sans cesse les mains d’un sang qui revenait à l’aube, Yongbiao était mûr pour payer sa dette.
Quand il ouvrit la porte aux policiers, ce n’est point un cri d’effroi qu’il poussa, mais un soupir de soulagement, suivi des simples mots « je vous attendais depuis longtemps ». Avant de les suivre, il pria de lui laisser quelques minutes, le temps d’une lettre à sa femme qu’il avait faite partir chez sa mère pour lui éviter la scène humiliante. Il lui présentait ses excuses pour son crime caché, ses décennies de mensonge, et lui réitérait son amour. « Malgré ma célébrité, écrivait-il, ces années ne m’ont apporté que souffrance… me voici libéré ».
On note le paradoxe : c’est en perdant sa liberté que Liu Yongbiao la (re-)gagne. Hélas pour cet homme, envers qui on ne peut s’empêcher de ressentir une certaine sympathie, il n’a d’autre perspective à la peine de mort – la loi chinoise n’offre aucun échappatoire. À l’instant fatal, peut-être aura-t-il –on le lui souhaite– le sentiment d’avoir lavé son crime par vingt années d’écriture ? C’est tout ce qu’on lui souhaite.
1 Commentaire
severy
1 novembre 2017 à 13:40Je dirais même plus, on le lui souhaite.
Du grand Meyer, où l’on retrouve l’écrivain qui se dissimule sous l’habit du journaliste.
« Alors, s’arrachant pesamment à leurs décennies de sommeil, s’ébranlèrent les lentes meules de la justice. »
Avec des phrases comme celle-là, on entre de plain-pied dans la littérature.