Dans les années ‘90, le leadership chinois, lançant le pays dans un grand bond en avant d’urbanisation et d’industrialisation, décida en matière de transports urbains de donner la priorité à l’auto privée, selon le modèle occidental. Rapidement, des critiques s’élevèrent, dénonçant ce choix comme non-viable. En terme de démographie, d’espace et de ressources, les conditions chinoises n’étaient pas celles des Etats-Unis ni de l’Europe. 560 millions de voitures pollueraient, paralyseraient les routes quelque soit la taille du réseau, et revendiqueraient la totalité du carburant de la planète !
Vingt ans plus tard, une partie de ces craintes se sont avérées fondées. Les conurbations sont congestionnées (vitesse moyenne en dessous de 15km/h), sous un air irrespirable. Leurs rues sont saturées.
Pour faire face, les métropoles ont limité les nouvelles immatriculations, mais trop tard : Pékin avec ses 5,6 millions de voitures suffoque.
La nouveauté est que, à travers le pays, utilisant les potentialités des smartphones (GPS, paiement sécurisé), de nouveaux systèmes émergent. Ce qu’ils visent : le partage du véhicule qui cesse d’être privé, permettant l’économie des espaces de parking et celle de l’investissement pour l’usager. Cet article, en deux parties, tente de dresser une synthèse des tendances dans deux domaines : le vélo dans ce numéro – et d’autres moyens de transport au prochain.
La revanche de la petite reine
Fin des années ‘80, avec 400 à 500 millions d’unités, le vélo était concrètement le seul transport privé en Chine. Puis au tournant du siècle, la voiture et le vélo/scooter électrique prirent le dessus.
C’est en 2011 que les villes, inquiètes de leur pollution et congestion, tentèrent de le réintroduire sous forme subventionnée, accessible dans des dépôts fixes moyennant 1 yuan de l’heure. Ces « Vélib’ » version céleste sont désormais 50.000 à Pékin (800 dépôts), 60.000 à Wuhan (Hubei) et 84.000 à Hangzhou (Zhejiang) – record mondial. Une fois la caution de 300¥ payée, la carte de métro individuelle sert à ouvrir l’antivol et à payer, quand l’engin est rendu à sa station d’arrivée.
Aujourd’hui, deux groupes privés prennent le relais, et voient leur marché croître à rythme vertigineux. Fondé en 2014 à Pékin, Ofo est soutenu par Didi Dache, Xiaomi, Citic, le fonds de pension Coatue (USA). Le second, Mobike, né à Shanghai en 2015, compte parmi ses actionnaires Tencent, le fonds Sequoia, Warner Pincus. L’un et l’autre sont présents à travers la Chine avec plus de 100.000 deux-roues, et sont utilisés par des centaines de milliers de clients par jour. Leurs prestigieux parrains ont comme eux la certitude d’un immense marché de vélos « pour une course » : Mobike et Ofo viennent de réunir par appel de fonds 130 et 100 millions de $, qu’ils comptent utiliser pour étendre leurs territoires, étoffer leurs flottes, dessiner d’autres modèles de petites reines plus conviviales et d’outils pour prévoir et suivre la demande.
Un point doit être noté : les créateurs des deux groupes sont des étudiants qui ont imprimé leur style, sans paperasserie (contrairement aux vélos urbains), ni stations. PDG de Mobike, Hu Weiwei proclame leur manifeste : « nous voulons rendre le vélo à la ville, en y intégrant la technologie ». Quoique fort différents—le Mobike est un vélo au design très « sport » et aux pneus pleins (sans chambre à air) pour limiter l’entretien, et le Ofo, un vélo de ville, cultivant un genre rétro—, ces engins disposent tous deux d’une électronique miniaturisée, permettant à l’usager de le géolocaliser, voire de le réserver à distance. Une fois le vélo repéré, l’usager scanne son code QR pour obtenir un numéro de déblocage du cadenas – numéro qui change à chaque rotation. Le paiement se fait à l’arrivée via WeChat ou Alipay (les sites de paiement sur smartphone). Ici aussi, c’est 1¥ de l’heure, sauf pour les étudiants, à qui Ofo offre demi-tarif. Mobike impose une caution plus élevée que celle de Ofo. En effet, son vélo, encore produit en petite série, coûte 3000¥, contre 200¥ à celui de son concurrent, plus simple.
Les deux firmes pratiquent le « bonus malus », avec réduction aux bons usagers, et amendes ou liste noire à l’inévitable poignée de vandales où indélicats maltraitant ou détournant leurs bicyclettes.
Pour limiter les vols, Mobike et Ofo ont personnalisé leurs engins en couleurs vives, orange pour l’un, canari pour l’autre.
Des difficultés inattendue apparaissent : après 20 ans de politiques des villes, laissant de côté le vélo, nombre de jeunes ne savent pas en faire, ou se plaignent d’un exercice trop physique – surtout chez Mobike, plus lourd. D’autre part, il faut réinventer, en concertation avec les municipalités, le parking-vélo dans des rues où le plus souvent, la place a disparu. Enfin, comme souvent en ce pays, le succès voire la survie-même du système dépendront du verdict de l’autorité. Aujourd’hui attentiste, elle va devoir arbitrer entre le vélo partagé, le vélo privé, électrique (vendu à 10,8 millions d’unités l’an passé) ou non, et tous les autres moyens de transport.
L’Etat n’est pas a priori acquis à la cause de ce nouvel avatar de petite reine. Dans le cas des automobiles en VTC (Didi Chuxing, Uber…), le règlement-cadre que vient d’édicter le ministère va en effet, s’il est appliqué, éradiquer 80% du marché. Le gouvernement semble pour l’instant vouloir préserver le monopole des firmes de taxi. Autant dire que pour le vélo partagé, la partie n’est pas gagnée.
Sommaire N° 35 (2016)