« Le Hamas est encore trop doux. Israël est une version juive du nazisme et du militarisme ». Ce sont en ces termes que s’est exprimée une influenceuse chinoise reconnue, Su Lin (ancienne animatrice de Green China Network Television et ayant reçu en 2019 le prix « Excellent Host Award » du programme de « bien-être public » de la télévision nationale ») sur la plateforme chinoise de partage de vidéos Kuaishou (cf photo).
Comme souvent, dès qu’une soupape est ouverte à la parole publique, les internautes chinois s’empressent de manifester leur attachement à l’idéologie en radicalisant le discours – ce qui en clarifie les enjeux pour les observateurs étrangers. Etant donné que ce qui n’est pas immédiatement supprimé est officiellement sinon entériné du moins accepté, on peut en déduire le climat dans lequel la Chine populaire vit le conflit entre le Hamas et Israël (on ne dira pas entre Palestine et Israël puisque selon Mahmoud Abbas, le chef de l’Autorité Palestinienne, « le Hamas ne représente pas les Palestiniens »).
De fait, il est essentiel de retracer les trois étapes de la réaction chinoise officielle à l’attaque du Hamas sur les colonies juives pour comprendre la position de Pékin.
Rappelons d’abord que, selon les dernières données actualisées, ces attaques, 50 ans après la guerre du Kippour de 1973, ont fait, en un jour, le 7 octobre 2023, 1 400 morts côté israélien. Afin de profiter de l’effet de surprise, le Hamas a choisi d’opérer lors de la fête juive de Sim’hat Torah. Pour un maximum d’impact, les 2 500 miliciens ont choisi des cibles civiles : 280 morts lors d’un festival de musique en plein air près de Re’im, 200 à Kfar Aza, 108 à Beeri. Selon les témoignages des médecins légistes, sur de nombreux corps, on a pu identifier des signes de viols, tortures, amputations… En réaction, les bombardements de l’armée israélienne ont fait au moins 4 500 morts depuis le 8 octobre. Toutefois, il est évalué qu’un cinquième des pertes palestiniennes sont dues à des tirs du Hamas (un dixième des missiles tirés depuis Gaza sont défectueux et atteignent donc la population civile).
Dans sa première déclaration après les frappes, la Chine a exhorté les deux parties à « faire preuve de retenue » et à adopter une « solution à deux États ». Dans un deuxième temps, Pékin a essayé d’équilibrer son message après que le chef de la majorité sénatoriale américaine, en visite en Chine, Chuck Schumer, ait exprimé sa frustration à Xi Jinping pour avoir été trop indulgent envers le Hamas. C’est aussi à ce moment qu’émergent les premières informations concernant les victimes civiles chinoises : morts ou prises en otage. Le 10 octobre 2023, Wang Wenbin, porte-parole du ministère des Affaires étrangères déclarait : « Nous avons clairement indiqué que la Chine était très préoccupée par l’escalade continue du conflit palestino-israélien et exhortait toutes les parties concernées à cesser immédiatement le feu et à cesser les combats ».
Enfin, dans un troisième temps, la Chine a décidé de prendre parti en s’alignant peu ou prou sur la position des pays arabes. Ainsi Wang Yi, le ministre chinois des Affaires étrangères, déclarait : « La survie des Israéliens est garantie, mais qui se soucie de la survie des Palestiniens ? La nation israélienne n’est plus déplacée dans le monde. Quand la nation palestinienne pourra-t-elle retourner dans sa patrie ? Il y a de nombreuses injustices dans ce monde. L’injustice contre la Palestine dure depuis plus d’un demi-siècle, causant des souffrances pendant des générations. Cela ne peut plus durer. »
De façon encore plus claire, le Global Times rapporte les propos de Wang Yi lors d’un appel téléphonique avec le ministre iranien des Affaires étrangères Hossein Amir-Abdollahian dimanche 15 octobre : « La partie chinoise soutient les pays islamiques pour renforcer l’unité et la coordination sur la question palestinienne et parler d’une seule voix. La communauté internationale devrait prendre des mesures pour s’opposer aux actions de toute partie qui nuisent aux civils . » Par ces propos, non seulement Wang Yi place la Chine dans le camp de l’Iran, du Hamas, de la Syrie, du Pakistan et des Talibans, mais aussi elle remet en cause l’ordre international, sous-entendu dirigé par les Etats-Unis, pour son incapacité à prévenir la guerre. Toutefois, en abandonnant ainsi sa chance d’être perçue en arbitre neutre du conflit, et en finissant de s’inscrire au sein de l’axe Iran-Moscou, la Chine s’éloigne de plus en plus de ses prétentions pacifiques.
En conséquence, le 13 octobre, alors qu’un employé de l’Ambassade d’Israël à Pékin était poignardé en pleine rue pour des raisons encore mystérieuses, Israël a vivement critiqué la position chinoise. L’ambassadeur Rafi Harpaz a exprimé la « profonde déception » à l’envoyé chinois pour le Moyen-Orient, Zhai Jun. Selon lui, il n’y a eu « aucune condamnation claire et sans équivoque du terrible massacre commis par l’organisation terroriste Hamas contre des civils innocents et de l’enlèvement de dizaines d’entre eux vers Gaza ». Plus encore, « les annonces chinoises ne contiennent aucun élément sur le droit d’Israël à se défendre et à défendre ses citoyens, un droit fondamental de tout pays souverain qui a été attaqué d’une manière sans précédent et avec une cruauté qui n’a pas sa place dans la société humaine. »
Il faut se rappeler qu’en mars 2022, Yoav Kisch, membre de la Knesset, le parlement israélien, déclarait : « Je crois qu’Israël doit développer une relation rationnelle, sage et étroite avec la Chine, qui est un grand ami et un pays leader avec une influence croissante ». Il est probable qu’Israël ne réitère pas ces propos de sitôt et que « l’amitié sino-israélienne » issue surtout de l’accélération de leurs relations commerciales dans le cadre de l’établissement d’un « partenariat global innovant » (innovative comprehensive partnership) en 2017 se transforme en sourde inimitié. Car si la Chine a besoin de l’innovation technologique, surtout dans le domaine électronique sur lequel les Etats-Unis pèsent de tout leur poids pour ralentir la marche chinoise, la Chine est aussi le second consommateur de pétrole au monde et surtout son premier importateur : 70% de la demande en pétrole en 2023 est alimentée par la Chine ! En prenant parti pour le Hamas contre Israël, la Chine montre qu’elle est confiante dans sa capacité d’innovation technologique et dépendante d’une ressource dont les principaux producteurs sont alignés géopolitiquement avec elle et dont deux d’entre eux viennent d’être intégrés aux BRICS : Iran et Arabie Saoudite. La géopolitique est souvent la traduction en termes de relations internationales d’enjeux énergétiques et la position chinoise sur le conflit en cours ne fait pas exception.
Enfin, le retour du conflit entre le Hamas et Israël est une nouvelle illustration des tensions géopolitiques mondiales mues par la rivalité entre Chine et Etats-Unis. En effet, avant le conflit, Chine et Etats-Unis avaient opéré deux percées diplomatiques importantes : la Chine avait facilité la reprise des relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie Saoudite suspendues depuis 2016, quant aux Etats-Unis, ils avaient permis la signature en 2020 de l’accord Abraham de paix tripartite entre Israël, Arabie Saoudite et Bahreïn. Il va sans dire que ce conflit renforce l’accord entre chiites et sunnites sous égide chinoise et détruit celui qui permettait la paix sous égide américaine. En somme, la Chine n’en finit plus de se placer hors du « camp occidental ». On est loin de l’époque où l’on pensait que Pékin pouvait contribuer à l’ordre mondial ; la Chine d’aujourd’hui, en s’alliant à l’Iran au Proche-Orient (acteur majeur des attaques contre Israël) et à la Russie et à la Serbie en Europe (guerre en Ukraine, tensions au Kosovo), devient un élément majeur de déstabilisation.
Sommaire N° 34 (2023)