En ces temps de guerres et d’horreurs, voici une histoire de rien du tout, comme il en existe des millions, des gouttes invisibles et silencieuses pour étancher un peu notre soif d’une humanité digne de ce nom.
Il était une fois, dans la ville de Huanggang, à l’est de la province du Hubei, un homme de rien du tout appelé Lin Zhao. Né dernier d’une nombreuse fratrie, dans une famille ouvrière où l’argent manquait sans cesse, il est très vite livré à lui-même et sommé de rapporter sa part. L’école primaire à peine finie, il se fait livreur, apprenti-charpentier, vendeur ambulant, ouvrier. Rapide et débrouillard, il sait être au bon endroit au bon moment, cumule les petits métiers, négocie ses commissions, se rend indispensable, en bref, rapporte bien plus que son dû à la table familiale.
À 15 ans, il perd sa mère. Sur son lit de mort, elle s’allège d’une confession : son petit dernier, elle avait failli l’abandonner au plus fort de la Grande famine, ce serait une bouche de moins à nourrir. Elle pensait l’accompagner à Wuhan, la capitale de la province, et le laisser devant un restaurant, comme des milliers d’autres parents, rendus fous par la faim et les cris qu’elle tirait de leurs enfants émaciés. Et puis, au moment de prendre le train, son mari et elle n’avaient pu s’y résoudre et elle ne l’avait jamais regretté.
Les années passent, Lin Zhao balaie les rues, ramasse les poubelles, travaille sur un site de construction, en surveille un autre comme garde de nuit. Il voudrait se marier mais son pedigree n’attire personne, il aimerait des enfants, et puis surtout pas le lendemain quand il se souvient comme la faim le taraudait les jours où ses parents n’arrivaient pas à joindre les deux bouts.
Une fin de journée d’octobre, alors qu’il balaie une rue, il entend du bruit tout proche, un bruit étouffé mais perçant. Sur sa gauche, sous un auvent, des poubelles rassemblées, une pile de cageots entassés contre un mur. Ça vient de là, dans un carton, entre le mur et les cageots : un bébé abandonné.
À refaire, il ferait tout pareil, notre homme de rien du tout. Il n’a pas réfléchi, il a eu pitié, de cette petite vie qui ne pouvait pas finir comme ça, de la faim qui tordait le visage du bébé, de ces petits poings serrés qui battaient dans le vide. À l’abri de son manteau, dans la chaleur de son corps d’homme, les cris se sont espacés et Lin Zhao l’a su tout de suite, ce bébé, quoiqu’en pensent les voisins, la famille, les promises qui n’arrivaient pas et les collègues, il le garderait. Une fois chez lui, il a plongé dans une autre réalité, celle de la paternité, qu’il n’échangerait pour rien au monde. Cette petite fille de quelques jours, il a fallu la nourrir, la laver, l’habiller, la veiller la nuit, la confier à des personnes de confiance quand il partait travailler. Il a fallu faire bloc contre les médisances, les commérages de ceux qui ne comprenaient pas qu’un homme célibataire de quarante ans puisse s’émouvoir d’un bébé abandonné – une fille qui plus est ! – et bouleverse sa vie à ce point pour un petit être, sans aucun lien de parenté avec lui. Dans cette décision, aucuns calculs non, une simple révélation : comme la vie avait du goût quand elle se vivait pour quelqu’un d’autre ! Tout prenait un sens avec la petite Xiaofei. Chaque jour, il s’est battu pour avoir quelque chose à mettre sur la table du dîner, du riz le plus souvent, parfois un morceau de viande qu’il lui réservait. Parfois aussi, il revenait avec des snacks à peine entamés, jetés par des enfants gâtés et qu’il récupérait en vidant les poubelles. Xiaofei a grandi encore. Il l’a poussée à l’école, a refusé qu’elle s’occupe du ménage ou de la cuisine, l’a encouragée pour faire des études. Un jour, elle a appris d’où elle venait, il lui a tout expliqué. Des larmes perlaient au coin de ses yeux ridés, il lui serrait le bras très fort, lui a chuchoté qu’elle était sa fille chérie, une perle au creux de la main (掌上明珠, zhǎng shàng míng zhū), et elle s’est dit qu’elle avait une chance incroyable d’avoir croisé la route d’un homme de rien du tout avec un cœur grand comme ça.
Aujourd’hui, Xiaofei a 27 ans, travaille dans une entreprise, peut payer l’hospitalisation de son père adoptif pour une hernie et rêve d’emmener le vieil homme faire le tour du monde, sans être sûre encore de le trouver aussi grand que sa dette à l’égard de cet homme bon et généreux.
Par Marie-Astrid Prache
1 Commentaire
severy
23 octobre 2023 à 04:42Another tearjerker. You can’t miss. Well done!