On entre à présent dans Wuhan comme dans un moulin. Signe de la décontraction qui règne dans la mégalopole, les deux gardes chargés de vérifier les codes QR des passagers à l’aéroport international de Tianhe (Wuhan) ont les yeux rivés sur leur smartphone et snobent ceux des touristes qui se ruent à nouveau dans la capitale du Hubei. Même décontraction dans les rues où 40 000 drapeaux chinois flottent dans le ciel en hommage aux 40 000 membres du personnel hospitalier qui ont afflué vers Wuhan au plus fort de l’épidémie cet hiver. Un fanion rouge et jaune se retrouve aussi accroché au rétroviseur d’un chauffeur de taxi qui tombe le masque pour s’allumer une cigarette. “Vous êtes dans la ville la plus sûre du monde”, assure-t-il avec malice.
Alors que les frontières sont toujours fermées pour se prémunir d’une résurgence de l’épidémie, les Chinois étaient invités à (re)découvrir leur pays lors de la Golden Week. La municipalité a donc offert la gratuité à plus de 400 de ses sites touristiques pour attirer la manne de touristes chinois. C’est ainsi que la Tour de la Grue Jaune, monument emblématique de la ville, est devenue miraculeusement l’un des sites les plus prisés du pays (cf photo) lors de ces premières vacances post-Covid-19. Une décision qui ravit les vendeurs ambulants : “ la situation s’était déjà améliorée en août, mais avec ces vacances, on refait enfin des ventes du même niveau que d’habitude ”, confie une marchande de souvenirs. Une impression confirmée par les dernières estimations de la croissance au cours du dernier trimestre (juillet à septembre), proche du niveau pré-Covid-19 (+5,5%).
Le soir tombé, les rives du mythique fleuve Yangtsé, le plus long d’Asie, peinent à retrouver le calme. De part et d’autre du cours d’eau qui traverse la ville, les gratte-ciels scintillent de mille feux. Sur les écrans géants se succèdent messages publicitaires et hommages aux personnels soignants et aux forces de l’ordre. Ce même show lumineux avait été mis en scène par les pouvoirs publics le 8 avril dernier lors de la levée du confinement après 76 jours de calvaire. Depuis, la lumière ne s’est pas éteinte sur la ville à jamais associée au coronavirus. “ C’est vrai qu’on aurait aimé être connu pour autre chose ”, souffle Lin, propriétaire d’un bar à cocktail dans le quartier des anciennes concessions, avant de s’enquérir de la situation en France, certaine de ne pas trop souffrir de la comparaison. Car la propagande chinoise n’a de cesse de souligner les mérites de sa gestion de la crise comparée à celles des démocraties occidentales. Sur une petite place d’un quartier touristique, un grand écran diffuse un discours de Xi Jinping prononcé sous les ors du Palais du peuple à Pékin le 8 septembre dernier. Le Président y rendait hommage à « l’esprit de combat” et le “sens du sacrifice” de la population chinoise tout en vantant le leadership du Parti. Le pouvoir central assure que la crise est passée et compte sur Wuhan, autrefois ville-martyre, pour symboliser désormais la victoire de la “guerre du peuple” contre le coronavirus.
Pour Fang Fang, écrivaine wuhanaise qui a publié un journal intime rédigé durant le confinement, il ne s’agit pas là d’une réouverture de façade : “ la vie est bien redevenue comme avant « , Wuhan n’est “ ni une ville en ruine, ni une ville qui renaît de ses cendres” , confie-t-elle par email. “ Mais pour les familles brisées par l’épidémie et les proches des victimes, ce n’est peut-être qu’une apparence. Après tout, ils ont tellement souffert. Cet hiver, si le virus revenait, beaucoup seraient apeurés ”, poursuit l’auteure qui envisage elle-même de passer l’hiver ailleurs qu’à Wuhan.
Cette peur reste ancrée dans les esprits de la population locale, discriminée un temps par le reste du pays avant de devenir la vitrine de la victoire du Parti contre le virus. “ À la maison, on ne parle pas de cet hiver, le sujet est tabou ”, partage Rong, une designer pékinoise rentrée dans sa famille à Wuhan cet automne pour la première fois en un an. Elle y a retrouvé une autre facette de la ville, celle des magasins fermés et des restaurants aux rideaux baissés définitivement.
Le traumatisme est encore plus prégnant chez les familles des 3 868 morts que compte Wuhan, soit 80% du bilan national. Meng (pseudonyme), 67 ans, qui a perdu son fils de 40 ans, emporté par la Covid-19 en février dernier, a décidé de porter plainte contre les autorités locales de Wuhan et de la province du Hubei, qu’elle accuse d’avoir tardé à alerter le pouvoir central, envers qui elle est plus indulgente. Sa plainte a été rejetée par la cour de la ville, mais elle a transféré son dossier à l’échelon provincial, quoique fataliste quant à l’issue. “Nous demandons des excuses publiques de la part de la municipalité et de la province. Nous voulons une compensation, et que les autorités assument enfin leurs responsabilités ”, affirme-t-elle froidement.
Quand elle fait le récit par le menu de la quête désespérée de son fils d’un hôpital dans une ville paralysée cet hiver, ses larmes disparaissent rapidement derrière son masque, qu’elle porte en permanence. Elle aussi a été contaminée, mais ne comprend pas pourquoi le destin a décidé d’emporter son fils en bonne santé et “père de famille exemplaire” d’une fille de 8 ans. “ Pour les autorités locales, il est un grain de sable, il est insignifiant ”, souffle Meng qui n’a plus qu’une idée en tête : s’occuper de sa petite fille. “ C’est ma seule raison de vivre ”, conclut-elle dans un soupir.
Par Liu Zhifan
Sommaire N° 34 (2020)