Petit Peuple : Nanling (Anhui) – L’expiation de Liu Yongbiao (2ème partie)

Résumé de la 1ère Partie : la nuit de 28 novembre 1995, dans une auberge où ils sont descendus pour voler des voyageurs, Liu Yongbiao et Wang Ming assassinent quatre personnes, avant de s’enfuir…

Courant dans la rue déserte, dans la nuit noire, Liu Yongbiao et Wang Ming se retrouvaient alors en plein cauchemar. Dans cet auberge de Huzhou (Zhejiang), ils n’avaient voulu que détrousser un quidam, mais ils se retrouvaient assassins, sans même comprendre l’origine de cette explosion de violence dont ils ne se seraient jamais crus capables, et dont ils étaient bel et bien les auteurs, avec une sauvagerie absolument incroyable. En moins de 10 minutes, ils s’étaient transformés en bêtes nuisibles, que tout un chacun rêverait d’écrabouiller et de rayer de la surface de la terre. Ils entamaient une nouvelle phase de leur vie, désormais vulnérables, forcés de se cacher pour échapper à la vengeance publique, ennemis publics n°1. Comble du ridicule, s’y étant pris comme des débutants sur un coup mal préparé, ils n’avaient récolté que 10¥, avec en prime, une montre et une (fausse) bague – butin minable ! Tout ca pour ça…

Pire : en prenant la fuite dans la panique après leur crime, ils avaient laissé dans la chambre leurs effets personnels. Chaussures et sous-vêtements, restes de biscuits – spécialité de leur village d’origine – mégots d’une marque de cigarette locale, elle aussi. Sans compter la corde et le marteau, armes du crime, et les dizaines d’empreintes digitales dans le sang figé. Autant d’indices qui seraient du pain béni pour les enquêteurs, et les mettraient plus vite sur leurs traces!

Sur l’asphalte dans la nuit, ils tinrent un conseil de guerre en haletant de peur. Dans de telles conditions, il serait de la folie de retourner à l’auberge, au risque de se faire cueillir à l’arrivée. Mieux valait chercher refuge à Shanghai, la ville qu’ils avaient mentionnée à leurs épouses, sous prétexte d’aller chercher du travail. Donc leur absence au village n’était pas –encore– suspecte. Une fois dans la « tête du dragon », ils y seraient comme une aiguille dans une meule de foin : des millions de crève-la-faim comme eux circulaient dans la région, en quête de gagne-pain. Ainsi, leur meilleure chance était de se terrer dans l’attente que les choses se calment.

Ils reprirent donc le bus, quelques km plus loin – sur cette route très passante, il en circulait à toute heure du jour et de la nuit. Une fois arrivés à Shanghai, ils avait des adresses de gites semi-clandestins : les deux hommes se séparèrent sur la promesse de se taire, se rendirent chacun vers une de ces adresses borgnes.

À l’aube, Yongbiao fut réveillé par ses voisins, manœuvres qui rejoignaient leur chantier. Il éprouvait de terribles remords teintés d’épouvante. Mais n’ayant plus en poche un sou, il fallait agir : poussé par l’instinct de survie, il les suivit. Il monta avec eux dans leur navette et rendu sur place, se présenta au contremaître. Ce dernier, manquant de bras, le recruta sur le champ et même, en fin de journée, accéda à sa demande d’une avance de 5 yuans—de quoi payer son lit, et un bol de nouilles instantanées.

Le dur travail (gâcher le ciment, poser les briques) l’aida à retarder l’examen de conscience. Mais au fond de lui, irrémédiablement, il gardait « la conscience troublée en profondeur » (shèngǎn qiànjiù, 甚感歉疚).

Par prudence et par amour, il avait appelé sa femme Meilin, pour la rassurer—sans rien lui dire de son forfait. Bientôt, il s’estima suffisamment en sécurité pour quitter ce métier d’enfer, et prit un poste de serveur en restaurant, aussi épuisant que le précédent, mais moins dangereux et mieux payé. Il l’exerça jusqu’au Nouvel An chinois, avant de rentrer au village – dans la nuit, sans se faire voir.

À la maison, il constata que son  sentiment de faute ne le quittait plus : il vivait partagé entre le besoin d’expier, et la peur de se faire prendre. La nuit, ses victimes lui apparaissaient en cauchemars, portant au visage un ignoble sourire, et la plaie béante de leurs crânes fracassés. Il se réveillait en sanglotant, tandis que sa femme épouvantée l’enlaçait dans la tentative de l’arracher à ses monstres.

Rempli de pensées morbides, il avait acheté de la mort aux rats, notoire moyen des paysans pour attenter à leurs jours. Plus d’une fois, il fut tenter d’en finir, d’une rasade – sans toutefois jamais trouver le courage de commettre l’acte fatal.

L’épreuve plus jamais ne le quitta. Pour se maintenir  en vie, il s’était remis à sa passion – l’écriture. Remplir des pages le sauverait de son univers coupable, le transposerait en un monde de mots réconciliateurs. C’était une course contre la montre et contre la mort. Paradoxalement, cette activité qui l’arrachait à ses démons, lui faisait regarder son crime sous une autre perspective : il se sentait refondé par son acte. Autant ce meurtre, il avait été indécis et doutant de lui-même. Désormais, sa vie cessait d’être un jeu. Pour vivre, il fallait être efficace, supprimer tout geste inutile, dans ses actes, comme dans son écriture. Sous cette contrainte, son style quitta le flou, s’épura et ses pages allèrent à l’essentiel. Avec une rage existentielle, il passait des nuits blanches à noircir des pages. De toute manière, depuis le meurtre, il lui était impossible de dormir… De la sorte, en 10 ans, il produisit plus de deux millions de caractères de romans ou nouvelles, plus de 3000 pages. Refondé par son crime, Liu Yongbiao tentait, en écrivant, de racheter sa faute par de bonnes actions ( 将功赎罪 jiānggōngshúzuì ) !
On s’en doute déjà, l’histoire ne finit pas là : suite et fin, au prochain numéro !

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1 Commentaire
  1. severy

    Quoi! Ce n’est pas fini? Je n’ai plus qu’à me verser une bonne rasade de mort aux rats ou à avaler les baleines de mon parapluie. Je ne supporte plus ce suspense! Adieu, auvent de la Chine…
    Je m’en vais plonger dans l’insondable gouffre de la déliquescente pensée du socialisme démocratique totalitaire aux caractéristiques chinoiseriennes du nouvel âge (c’est dire que j’ai des chances de me sortir d’un tel bourbier…). Allez, je me pince le nez et j’avale la purée!

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