Six mois après l’explosion massive d’une usine chimique à Yancheng (Jiangsu), qui coûta la vie à 78 personnes et en blessa 600 autres, les rapports de l’enquête n’ont toujours pas été rendus. Ce délai inhabituellement long pourrait suggérer que l’accident ait provoqué des dégâts plus lourds que les premières constations ne le laissaient envisager, ou que son origine soit peu avouable. La déflagration aurait été causée par le stockage, probablement excessif, de déchets dangereux qui se seraient enflammés, puis propagés à la citerne à gaz attenante.
Selon le Ministère de la gestion des situations d’urgences (MEM) le 19 septembre, 103 personnes ont déjà trouvé la mort cette année lors de trois accidents chimiques. Alors comment enrayer la loi des séries ? Dans le cas de Yancheng, le magazine Caixin révélait que l’usine avait été souvent prévenue de la visite des inspecteurs de la sécurité du travail et de l’environnement, en collusion avec les autorités qui avaient intérêt à maintenir leurs chiffres de croissance. De plus, les inspections étaient plus ou moins strictes selon les régions : sévères aux alentours des grosses villes comme Shanghai ou Canton, mais plus laxistes dans le Henan, Hebei, Shandong, et le long du fleuve Yangtze. Une différence de traitement qui ne devrait plus perdurer à l’avenir…
Depuis plusieurs années déjà, le gouvernement s’est engagé dans une vaste campagne de nettoyage du secteur chimique. Dès 2017, l’Etat voulait relocaliser 80% de ses capacités de production de produits dangereux loin des zones résidentielles avant 2020. Suite à l’accident de Yancheng, plus aucune usine n’était autorisée à opérer à moins d’un kilomètre du Yangtze, pour éviter d’aggraver la pollution du fleuve. Les autorités veulent également contraindre les petites usines privées à s’installer dans des parcs industriels chimiques, où elles seront plus facilement contrôlées que si elles restaient éparpillées sur le territoire. Cette volonté de concentration vise à mettre un terme à un certain amateurisme dans le secteur. En effet, le niveau d’investissement minimum exigé par ces sites spécialisés avant de pouvoir s’y installer est souvent trop élevé pour les petites firmes qui travaillent sur des marchés de niche. Cela explique pourquoi seulement 20% des entreprises concernées s’étaient mises en conformité fin 2018, selon le Ministère de l’industrie et des technologies de l’information (MIIT).
Dans de nombreux cas, les parcs eux-mêmes ne sont pas conformes : d’après le MIIT, sur les 676 recensés à travers le pays, un tiers ne sont pas aux normes de sécurité, deux tiers ne disposent pas de système de retraitement des déchets dangereux, et près d’un sur dix n’a pas d’installation adéquate pour le traitement des eaux usées.
Avant même l’accident de Yancheng, la province du Jiangsu, n°1 en ce domaine, lançait une évaluation de ses parcs industriels chimiques, inspirée de l’imminent crédit social pour les entreprises : sur 100 points, tous les sites n’atteignant pas le nombre de 65 perdront leur statut de parc « chimique » et devront se reconvertir vers d’autres activités moins risquées. Sur la cinquantaine de parcs que comptent la province, 14 n’ont pas obtenu la note requise. Parmi eux, celui de Yancheng (Xiangshui), où l’accident du 21 mars s’est produit, ne récoltait que 55 points, mais n’était pas pour autant dernier du classement…
Ainsi pour ces parcs, se mettre aux normes est une question de survie. Les plus avancés n’ont pas attendu d’y être contraints pour le faire. Dans certains cas, le manque de personnel qualifié les pousse à faire appel à des experts étrangers pour leur formation, notamment le groupe français Suez. Et leurs exigences sont parfois plus élevées que celles des normes européennes ou américaines, comme dans des salles de contrôle qui mesurent en temps réel une flopée de données (consommation d’électricité, d’eau, relevés d’odeurs…). Cependant, cet élan volontariste se situe à mi-chemin entre les mesures réellement nécessaires et d’autres visant simplement à faire bonne figure. Quoi qu’il en soit, les firmes installées au sein de ces parcs chimiques seront certainement récompensées de leurs efforts par une augmentation de leurs cahiers de commandes, profitant de la disparition de nombreux concurrents ayant raté le coche.
On distingue une chimie chinoise à deux vitesses. Les grands groupes aux technologies dernier cri perçoivent bien l’intérêt à long terme des investissements sécuritaires requis par les autorités. Mais en face, les vieux parcs industriels constitués d’entreprises publiques et de petites firmes privées sont souvent obnubilés par le profit à court terme au mépris des règles élémentaires de sécurité et de l’environnement. Ce sont ces dernières qui sont dans le collimateur du gouvernement. Le seul risque est qu’elles échappent aux mailles du filet en délocalisant vers l’intérieur du pays, Ningxia, Gansu ou Mongolie Intérieure, provinces pauvres où les coûts sont moindres et qui cherchent à accueillir de nouvelles industries au nom de la croissance. C’est toutefois une stratégie risquée pour les gouvernements locaux, qui en cas de nouvel accident, risquent la sanction du pouvoir central !
Sommaire N° 33 (2019)