Après la dernière salve de taxes punitives réciproques (24 septembre), Chine et Etats-Unis ont peu de chance d’échapper à la paralysie de leurs échanges, 250 milliards de $ d’imports chinois aux USA taxés (50% du total),contre 110 milliards de produits américains taxés en Chine (75%).
Fait surprenant, côté chinois, l’unité de façade semblait se fissurer lors du 20ème Forum des 50 grands économistes en réunion le 16 septembre à Pékin. Ce club de réflexion a été cofondé en 1998 par Liu He (66 ans) aujourd’hui président du Groupe central des affaires économiques et financières (GCAEF). Membre du Comité Permanent, Liu est l’homme de confiance du Président Xi en matière financière, et a reçu la charge des délicates négociations avec Donald Trump.
Sans rôle officiel, ce Forum est l’enceinte la plus écoutée en matière économique : ses membres ont tous tenu des responsabilités nationales, et la plupart sont aujourd’hui à la retraite, n’ayant plus de carrière à défendre, pouvant se permettre de parler clair. Parmi eux, les ténors Liao Min (48 ans) vice-ministre des Finances et Wu Xiaoling (71 ans), ex-vice-gouverneur de la Banque Centrale.
Or, lors du Forum, ces participants se sont opposés à la politique du Président Xi Jinping, dans ses attaques répétées contre le privé. Et ils l’ont fait en présence de Liu He, dont la présence silencieuse marquait le soutien implicite.
Wu Jinglian, éminent économiste de 88 ans, a donné le ton, martelant que « seule une gouvernance basée sur l’écoute du marché et le respect des lois » permettrait de sortir de la crise. Le plus urgent, pour Xi, devrait être de « tenir sa promesse de 2012 » de « laisser le marché tenir le premier rôle dans l’octroi du crédit ».
Li Yang (67 ans) patron d’un Laboratoire national des Finances et du Développement, spécifia les discriminations subies par les firmes privées (les plus touchées par les taxes américaines, parce que les plus tournées vers l’export) : les fermetures forcées d’usines dans les secteurs en surcapacité, et la traque des banques « grises », qui sont pourtant leur seule source de crédit – 95% du crédit public officiellement va aux consortia d’Etat. A ces injustices, Sheng Hong, directeur du centre de recherches Unirule, en ajouta une autre : en 2018, une taxation alourdie mettrait le secteur privé au bord du gouffre, l’Etat recherchant ainsi les fonds pour subventionner les groupes publics et financer les infrastructures.
Yang Weimin (62 ans) ex-n°2 du GCAEF, observa que pour mettre fin au contentieux avec les USA, il faudrait arrêter de classer les firmes selon des statuts « public », « privé » ou « étranger », l’une protégée et les autres discriminées.
Yi Gang (60 ans), gouverneur de la Banque Centrale, estima qu’il n’y aurait de « réjuvénation nationale (un objectif cher à Xi Jinping) que moyennant la reprise de la politique de réforme et d’ouverture ».
Sans en avoir l’air, le Forum faisait le bilan du 1er quinquennat de Xi, et lui reprochait le blocage du pays, la baisse de la croissance, et la guerre commerciale d’un Trump qui ne supporte plus de voir la Chine grignoter les marchés des entreprises américaines et s’approprier leurs secrets technologiques.
Les prises de position qui se succédaient, tournaient autour de l’argument suivant : la conduite de la guerre commerciale ne devait pas faire oublier sa véritable origine, à savoir la panne de réforme de la gouvernance économique.
Absents au Forum, les adversaires de ces libéraux étaient les quelques milliers de petits-fils sexagénaires des révolutionnaires historiques, milieu auquel appartient le Président Xi. Très privilégiés -nombre sont milliardaires en dollars-, ils sont déterminés à garder leurs avantages. Selon Zhang Lin, autre chercheur à Unirule, ils considèrent comme leur principal danger cette classe moyenne émergente de jeunes gens éduqués, qui revendiquent de plus en plus l’abandon du monopole du Parti. Certains conservateurs voient dans l’offensive de Trump, la chance de prévenir ce danger qui monte : briser le secteur privé, principale source de prospérité de cette classe moyenne, et le faire au nom de la défense nationale contre l’offensive américaine – des sacrifices à faire supporter par « la collectivité ».
Lors d’un débat public quelques mois en arrière, avait été proposée une mesure choc : décréter la fin à la propriété privée en Chine. Cet été encore, un article polémique de Wu Xiaoping, écrivain gauchiste, avait mis le feu aux poudres en soutenant que « le secteur privé ayant accompli sa mission historique en Chine, pouvait quitter la scène »… Au Forum, Li Yang, tout en dénonçant ces excès, proposait une curieuse solution de compromis : que les groupes privés soient repris par ceux publics, retrouvant ainsi l’accès au crédit nécessaire à leur croissance, ce qui permettrait de « satisfaire tout le monde » !
Que faut-il déduire de la tenue de ce Forum critique du premier quinquennat de Xi Jinping, à une époque où tout le reste du pays se tait et retient son souffle ? Par son offensive commerciale, Trump a forcé les diverses tendances du régime à s’arracher à la fausse unanimité qu’elles parvenaient à maintenir jusqu’alors. Un clan libéral réapparaît soudain pour réclamer l’abandon d’une gouvernance économique réactionnaire.
C’est un message des économistes du pays : on ne peut pas régler le conflit avec Trump, ni sauvegarder la compétitivité, sans arrêter la chasse au secteur privé et sans déréguler l’accès au crédit. Or, que ce signal ait été donné en présence de Liu He, proche de Xi, peut suggérer que le régime est divisé sur la manière de gérer la crise, et sur l’avenir du pays et sa propre gouvernance autoritaire. Quant à Xi, il reste aussi, en leader prudent et pragmatique –peut-être- à soupeser les forces en présence pour s’assurer le pouvoir.
Sommaire N° 32-33 (2018)