Résumé de la 1ère partie : sur le marché de Sanyuan, à Chengdu, en 1994, Qifeng, la fillette de Wang et Liu, a disparu sans laisser trace…
Après cette disparition, la vie continua cahin-caha pour les parents, entre le jour, où le travail aidait à oublier le drame, et la nuit où ils se réveillaient en sursaut et en larmes. Liu avait repris seule leur étal, laissant Wang se consacrer à la recherche de leur fillette.
Il alla au journal de Chengdu déposer une annonce, avec promesse d’une grosse prime, qu’il n’osa jamais avouer à sa femme : et si quelqu’un venait la réclamer, comment feraient-ils pour la payer ? À la police, il retourna pour créer le portrait robot. Chez lui, il rédigea une affichette en calligraphie malhabile, avant d’aller l’encoller sur les poteaux télégraphiques.
Une femme ayant subi le même calvaire, lui ouvrit les arcanes de ce monde mystérieux du kidnapping et de la fugue. Elle lui montra les asiles pour enfants de rue. Il fit la tournée les hôpitaux : il découvrit les enfants voleurs, violés, mendiants, à la dérive…
Entre eux, Wang et Liu avaient tacitement banni le sujet—chacun gardait blessure au plus profond, sans s’y étaler, avec dignité. Au fond d’eux pourtant, l’espoir se cachait, têtu. Portée par son intuition, Liu savait que quelque part Qifeng l’appelait. La nuit, elle s’imaginait lui parler, la peigner, la chouchouter. En silence, elle croyait dur comme parole de Bouddha la prédiction que lui avait faite le devin : dans 24 ans, Qifeng lui reviendrait.
Wang lui, croyait plutôt au conseil du policier, « toujours se battre, jamais baisser les bras ». Car il se sentait coupable de ne pas l’avoir assez bien surveillée ce jour-là au marché… Aussi trouvait-il toujours de nouvelles pistes, avec l’énergie du désespoir. Chaque année, ils célébraient au temple deux anniversaires de leur fille, celui de sa naissance, celui de sa disparition.
En 1996, un bébé fille naquit, Kaihua. Elle meubla leurs jours, les adoucit et en occulta l’amertume.
Leur effort de recherche finit par payer : un journal, une chaîne TV publièrent leur saga. Ils avaient désormais une photo à montrer, celle de Kaihua, qui selon eux, était le portrait « craché » de Qifeng ! Mais hélas, cela ne donna rien…
Au fil des années, le petit commerce de Wang et Liu s’améliora. En 2000, ils recrutèrent deux employés – Wang avait pu s’offrir un permis de conduire et livrait leurs clients. En 2015, avec un prêt de la banque, Wang acheta une berline pour se faire chauffeur à son compte, les clients étant fournis par Didi Chuxing, le groupe de VTC. A chaque passager, il révélait son drame et laissait une affichette en souvenir. Souvent, les clients venaient d’ailleurs, de tout le pays. En trois ans, Wang distribua au bas mot 5000 brochures. Sur la plage arrière de son véhicule, il avait collé un large autocollant posant le même message –ce que l’on recherchait à présent, était une jeune femme de 24 ans, disparue en 1994, 21 ans plus tôt.
Grâce à l’internet, des réponses commencèrent à sourdre, de candidates elles aussi en quête de parents égarés. Les premières suscitèrent un immense espoir, mais leur test ADN, très cher mais heureusement financé par un sponsor, était négatif.
Et puis à l’été 2018, ce fut Kang Ying qui appela de Panshi (Jilin) à 2.800 km de distance. Cette jeune mère de 27 ans avait été retrouvée en 1994 au bord d’une route à 20km de Chengdu, par une famille qui l’avait adoptée sans faire de vagues. L’amour dont elle avait été entourée et aimée, n’avait jamais suffi à lui faire perdre l’espoir de retrouver ses parents biologiques.
Kang Ying avait rencontré son mari à Chengdu durant leurs études, puis il l’avait ramenée chez lui au Dongbei. Plus tard, il l’avait encouragée à adhérer au réseau de baobeihuijia.com, ONG dédiée aux enfants perdus. En effet, plusieurs milliers de disparitions d’enfants sont recensées en Chine chaque année, la plupart victimes de gangs mafieux qui les revendent entre 40.000 yuans pour une petite fille et 100.000 yuans pour un garçon.
Baobeihuijia crée des fiches, réalise des enquêtes complémentaires, puis compare les dossiers à l’ordinateur, permettant ainsi de réunir des familles. L’association sélectionne d’abord les familles plausibles, contacte les deux bords, et organise le test ADN. Qui dans le cas de Kang Ying, s’avéra positif ! Kang Ying était donc bien la fille de Wang et Liu, Qifeng. Cette révélation fut pour elle le bouleversement qu’on imagine, comme pour les auteurs de ses jours.
Quinze jours plus tard, elle débarquait avec son mari et leurs deux enfants. Lors des retrouvailles, elle se jeta dans les bras du père en s’écriant : « papa, maman je suis de retour ». Wang répondit par la phrase qu’il s’était ressassée durant tant de nuits et d’années : « ma fille, ton père a failli à son devoir envers toi ». A cet instant, bien des yeux, dont ceux des officiels et des journalistes, avaient du mal à contenir le brillant de quelques larmes. Alors seulement, parents et enfant pouvaient remiser le vieux sentiment de culpabilité mutuelle, et se pardonner à eux-mêmes. Le devin avait donc dit vrai : 24 ans après, la famille était enfin réunie. Par quel savoir magique, cet homme avait vu, puis dévié le mauvais sort jeté sur ce clan ? C’est un mystère qui appartient à la Chine. Par son coup magistral, 妙手回春 miàoshǒu huíchūn), « la main admirable faisait refleurir le printemps ».
Sommaire N° 32-33 (2018)