Culture : « Wuhan, ville close », un journal contre l’oubli

« Wuhan, ville close », un journal contre l’oubli

Au départ, l’écrivaine Fang Fang (方方) n’avait pas l’intention d’écrire un journal. Elle souhaitait simplement consigner ses impressions et son ressenti dans le cadre d’un article qui lui avait été commandé. Pourtant, ses textes, compilés dans « Wuhan, ville close » (éditions Stock, 9 septembre), ont connu un succès retentissant. En Chine bien sûr, où les internautes étaient chaque jour à l’affut de son nouveau billet durant une période où les informations non officielles sur l’épidémie se faisaient rares. Mais aussi dans le monde entier, désireux d’en savoir plus sur ce qu’il se passait réellement à Wuhan – sans savoir qu’il serait à son tour confronté aux mêmes épreuves.

Romancière reconnue, ancienne présidente de l’association des écrivains du Hubei, Wuhanaise de cœur, Wang Fang de son vrai nom, 65 ans, s’est attachée à publier chaque jour entre le 25 janvier et le 25 mars un billet dans lequel elle partage son quotidien, confinée seule chez elle, mais surtout son indignation, le tout ponctué de citations littéraires et de poèmes. Tout au long de son journal, l’auteure partage ses impressions sur des textes qui l’ont marqué durant l’épidémie, mais aussi des commentaires recueillis auprès de ses amis, médecin, policier ou écrivain. Elle relate en détail la pénurie de masques, le personnel médical débordé, la construction des hôpitaux temporaires, le pic de contamination sans cesse retardé, la solidarité entre voisins, l’approvisionnement, la polémique des téléphones portables alignés sur le sol d’un funérarium… Ses 60 billets ont été d’abord publiés sur son compte Weibo avant d’être censurés le jour de la mort du Dr Li Wenliang le 7 février, puis rendus disponibles sur WeChat, via le compte officiel d’une autre écrivaine. Ils ont été également recueillis sur le site de Caixin.

Malgré des descriptions du quotidien parfois un peu longues, la lecture de ce journal est intéressante sous plusieurs aspects. D’abord, car il constitue une trace écrite du vécu des habitants et accomplit ainsi parfaitement sa mission première : faire que personne n’oublie ce qu’il s’est passé à Wuhan. A travers ses billets, le journal se fait aussi le reflet de nos propres expériences épidémiques aux quatre coins du monde, chacun ayant ressenti la colère, l’inquiétude, la tristesse, mais aussi la lassitude et l’ennui durant de longues journées de quarantaine à scruter les nouvelles et le décompte officiel du nombre de nouveaux cas…

Ensuite, la lecture de ce journal offre un regard rétrospectif sur ces 60 jours, permettant de réaliser que les attentes (légitimes) de l’auteure, mais aussi de toute une frange de la population restée silencieuse, ont été déçues…

À plusieurs reprises, Fang Fang suggère qu’un mémorial soit érigé à Wuhan, pourquoi pas au marché de Huanan, ou qu’une stèle soit élevée, sur laquelle serait reproduite la poignante lettre d’adieu du réalisateur Chang Kai, rédigée sur son lit de mort… L’écrivaine espère aussi que les soignants venus en renfort d’autres provinces raconteront ce qu’ils ont vécu à Wuhan, afin de laisser derrière eux un témoignage collectif. Fang Fang propose également aux familles endeuillées de compiler leurs récits sur un même site web… Aucune initiative de ce type n’a émergé jusqu’à présent.

Plus important encore, Fang Fang réclame dès les premiers jours que les responsabilités du hiatus des trois premières semaines de janvier, soient établies. « Nous ne voulons pas de pardon, mais des explications », clame-t-elle. Pourquoi les autorités n’ont-elles pas réagi ? Pourquoi certains experts ont-ils minimisé la dangerosité du virus ? Fang Fang avance un élément de réponse : pendant les deux assemblées politiques de l’année (qui ont eu lieu à Wuhan mi-janvier), les médias ne sont pas autorisés à diffuser de mauvaises nouvelles, et les cadres sont bien trop occupés pour prendre des décisions… Un peu naïvement, Fang Fang suggère donc de reporter à plus tard dans l’année ces réunions, car l’hiver est propice aux contagions. « Le SRAS ne s’était-il pas répandu en 2003 dans des conditions similaires ? », rappelle-t-elle.

Pourtant, au fil du temps, Fang Fang doit se rendre à l’évidence : les appels à établir les responsabilités faiblissent… « La hâte de tourner la page, de se débarrasser des erreurs, de se dérober, est trop forte », commente-t-elle. À ce jour, seul le secrétaire du Parti de la province du Hubei et de la ville de Wuhan ont été démis de leurs fonctions, ainsi qu’une poignée de cadres locaux. Le maire et le gouverneur de la province sont toujours en poste. Et depuis que la Chine a célébré officiellement sa victoire sur le virus le 8 septembre, les probabilités que les autorités rouvrent ce chapitre douloureux sont infimes… Dès le 31 janvier, Fang Fang s’imaginait ce moment : quel genre de victoire pourra-t-on déclarer après une telle catastrophe ? Peut-il vraiment en avoir une après toutes ces personnes « assassinées » par le virus ? « Il n’y aura pas de victoire, anticipait-elle. Juste une fin ».

Pour ses prises de position osées et surtout pour sa décision de publier son journal à l’étranger, Fang Fang sera victime de virulentes attaques d’internautes ultranationalistes. « Si me haïr et m’insulter leur procure de la joie, alors je les aide à obtenir ce qu’ils recherchent », les défie-t-elle. L’apogée de cette cabale prendra la forme d’une lettre d’un prétendu lycéen de 16 ans, à qui la romancière conseillera d’apprendre à penser par lui-même, une démarche qu’elle confie avoir accomplie elle-même à la fin de la révolution culturelle. Fang Fang s’inquiète toutefois pour l’avenir : elle constate avec stupéfaction que, comme de par le passé, il y a de moins en moins de place pour les critiques, uniquement pour les louanges et la soi-disant « énergie positive ». Elle conclut son dernier billet par une mise en garde : « les ultranationalistes sont une catastrophe pour la Chine et son peuple (…) Ce sont eux les véritables virus de notre société ».

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1 Commentaire
  1. severy

    En écho à la dernière phrase de l’article, on aurait pu lui donner le titre suivant, À l’Est, rien de nouveau.

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