Petit Peuple : Bannière du Vieux Barag (Mongolie-Intérieure) : La faute du lycéen Batumenghe (1ère partie)

Par une chaude soirée de mai 1992, avec deux camarades de classe, Batumenghe, Mongol de 17 ans et Bai Yongchun, Han de 19 ans, jouaient au mah-jong avec des amis sous un réverbère de la rue principale de la Bannière du Vieux Barag (陈巴尔虎旗, Mongolie-Intérieure), terre de lande et de prairie aux maigres hardes de moutons et de chevaux. Pour échapper à l’ennui abyssal de la vie en province, les lycéens jouaient… en pariant de l’argent. Ils pouvaient se le permettre, vu la classe sociale de leurs parents, la mère de l’un étant présidente du planning familial local, et le père de l’autre, directeur d’un magasin.

Sur la table de fortune, une bouteille de Wuliangyu, alcool blanc en vogue, avait la bougeotte, happée et lampée au goulot par les jeunes tour à tour. Trois autres flacons vides traînaient à terre. Boissons et jeux d’argent étaient prohibés, surtout chez les mineurs, mais cette « jeunesse dorée » ne craignait pas la loi qui, en tout état de cause, n’avait ici qu’une force relative : « le ciel est haut et l’empereur est loin » (tiāngāo huáng dì yuǎn, 天高皇帝远), et Pékin était à près de 2 000 km par la route. Aussi dès 20h, nos jeunes déjà ivres alignaient, le regard hébété, leurs rangées de tuiles. Batumenghe gagnait à tous les coups, comme en attestait la pile de billets s’élevant devant lui, et les mines des compagnons qui s’allongeaient à chaque partie.

Mais alors qu’il venait de prononcer « 赢了» (yíng le), annonçant sa victoire (une de plus), et commençait à compter les points des perdants, Bai Yongchun explosa, l’accusant d’avoir triché en piochant subrepticement dans la réserve les pions qui lui manquaient. Indigné, Batumenghe se leva et sans un mot, lui flanqua son poing au visage. Ce à quoi Bai Yongchun répliqua en flanquant la table à terre d’un bon coup de pied, envoyant voler le jeu et les billets roses. Aveuglé de rage, Batumenghe sortit alors son cran d’arrêt, et lui porta trois coups à la poitrine et au cou. L’autre chancela, fit quelques pas hagard, et s’effondra. Voir le sang gicler dégrisa instantanément Batumenghe. C’était son copain d’enfance qu’il venait de tuer, son vieux complice des 400 coups. Il découvrait soudain avec effroi cet être inconnu qui sommeillait en lui à son insu, un assassin, distributeur de mort !

Voyant la tournure catastrophique que prenaient les choses, un des joueurs s’était éclipsé. L’autre prit Yongchun par l’épaule, et avec Batumenghe, ils entreprirent de traîner le blessé chez un médecin voisin, sentant pourtant qu’il était déjà trop tard : d’une pâleur extrême, le garçon ne respirait plus. Après un quart d’heure de tentatives de réanimation sans conviction, le docteur ne put que conseiller à l’auteur des faits d’aller se constituer prisonnier. Il lui donnait une heure, avant d’appeler la police.

Au lieu de gagner immédiatement le commissariat, Batumenghe rentra chez lui et tint avec son clan un conseil de guerre qui dura toute la nuit. A l’aube, il alla au commissariat accompagné de sa mère et d’un oncle lointain, qui n’était autre que le secrétaire du Parti. Premier magistrat de la Bannière du Vieux Barag, Dieu le père en cette commune de 7 000 âmes, le cadre n’eut pas besoin de suggérer au chef de la police qu’il s’agissait d’un cas à manier avec doigté – le commissaire le comprit d’emblée. C’était un triste accident, mais en aucun cas prémédité ni volontaire. Surtout, l’auteur des faits était Mongol, d’une minorité ethnique toujours à risque de soulèvement, qu’il fallait très spécialement ménager au nom de la stabilité sociale.

La mère de son côté, assura le commissaire qu’elle allait compenser généreusement la famille pour prévenir toute velléité de déposer une plainte. Pour preuve de sa bonne volonté, discrètement, elle remit à l’officier une enveloppe débordante de billets roses « pour les bonnes œuvres » dit-elle d’un sourire. Pendant toutes ces palabres, le fils restait muet, tête penchée, mais pas l’air si dévasté ou angoissé pour l’avenir, regardant l’assistance sourire en coin…

« Tout de même, osa répliquer le policier embarrassé, il s’agit d’un meurtre en ville, perpétré au vu et su de tous… à cette heure, tout le district est au courant. Une enquête est inévitable ».

– Certes, répliqua le secrétaire d’un ton affable, mais il faut faire cette enquête avec prudence, en prenant son temps pour consolider le dossier et ne pas faire d’erreurs nuisibles à ta carrière. Et je me porte garant que le jeune pendant ce temps, ne s’enfuira pas : pas la peine de l’appréhender ».

Ainsi fut fait : les recherches des inspecteurs durèrent treize mois jusqu’au procès à Hulunbuir, en juin 1993. L’affaire fut rondement menée, et le verdict fut d’une clémence qui surprit plus d’un : eu égard à sa repentance profonde et sincère, exprimée trois fois devant Han Jie la mère du jeune décédé, et vu qu’il était mineur au moment des faits, il en prit pour 15 ans, ce qui était peu en ce pays plutôt adepte de la loi du Talion. A la lecture du verdict, Han Jie éclata en sanglots, tandis que son mari hurlait à l’injustice. D’autant qu’aucun ordre d’incarcération n’était prononcé – le jeune tueur attendait encore la convocation pour sa première nuit de taule. Et puis un dernier détail laissait penser qu’il y avait anguille sous roche : Batumenghe et son clan renonçaient à faire appel !

A présent, que va-t-il se produire ? Vous le saurez, promis, au prochain numéro ! 

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