Selon l’association mondiale du secteur (SEMI), le marché chinois des microprocesseurs, présents dans les smartphones, les voitures autonomes ou les systèmes de guidage de missile, aurait triplé entre 2012 et 2018, pour atteindre les 653 milliards de yuans. Fin 2018, le pays ne produisait que 16% de sa consommation, dont seulement la moitié par des firmes chinoises. L’objectif est donc d’augmenter cette part à 40 % en 2020 puis 70 % en 2025. Pour cette course contre la montre, l’État aurait mis sur la table jusqu’à 200 milliards de $ et consenti à des exonérations fiscales durant 10 ans pour les fondeurs capables de produire des puces de 28 nanomètres. Un processus de vérification simplifié en cas d’introduction en bourse et une meilleure protection de leur propriété intellectuelle leur seraient également accordées. Espérant profiter de cet enjeu prioritaire pour la nation, de nombreuses villes de second tiers comme Nankin, Hefei, Changsha ou Chongqing ont rivalisé pour offrir les conditions les plus attractives aux investisseurs du secteur. C’est ainsi que plusieurs acteurs, plus ou moins fiables, ont émergé un peu partout dans le pays. Hongxin (HSMC, 武汉弘芯) est l’un d’entre eux.
Fondé à Wuhan en novembre 2017, Hongxin ambitionnait de devenir l’un des futurs champions de la filière. Pour arriver à produire 30 000 « gauffres » par mois de 14 nanomètres d’ici 2022, puis de 7 nanomètres les années suivantes, Hongxin avait besoin de 128 milliards de yuans. Mis à part la concession d’un terrain de plusieurs dizaines d’hectares pour 50 ans (cf photo) et les 200 millions de yuans mis sur la table par le district de Dongxihu (Wuhan), les fonds devaient essentiellement provenir d’une firme technologique pékinoise, Guangliang Blueprint Technology. Hongxin avait par ailleurs réussi à convaincre Chiang Shang-yi, 75 ans (蒋尚义), ancien directeur de la R&D du leader mondial taïwanais TSMC, de prendre la direction du projet. La firme avait également offert des « ponts d’or » à plus de 50 autres ingénieurs de TSMC pour qu’ils rejoignent Wuhan, leur offrant plus du double de leur salaire. [Au total, 3 000 Taïwanais auraient été débauchés par des firmes chinoises, au grand désespoir de TSMC qui craint une « fuite des cerveaux », mais aussi de ses secrets industriels…]
Sur le papier donc, Hongxin avait tout pour réussir : le soutien de la municipalité, les talents nécessaires, et les investisseurs. Pourtant, rien ne s’est passé comme prévu. En janvier 2019, le principal actionnaire de Guangliang se retirait pour investir dans un projet concurrent, à Jinan (QXIC). Depuis lors, la firme pékinoise n’aurait versé qu’une infime partie des fonds promis à Hongxin. Rapidement, le groupe de Wuhan s’est retrouvé dans la panade, son chantier à l’arrêt, poursuivi en justice par deux de ses contracteurs en novembre 2019. Le mois suivant, HSMC célébrait en grande pompe l’arrivée de sa première machine « high-tech » de photolithographie du fournisseur néerlandais ASML – un appareil qui a finalement servi de nantissement à un prêt de 580 millions de yuans accordé par une banque locale… Entretemps, la rumeur voulait que le directeur taïwanais ait claqué la porte suite à un désaccord sur l’orientation stratégique à donner au groupe… Le couperet tomba le 30 juillet dernier : dans un communiqué, le district de Dongxihu révélait que Hongxin n’avait toujours pas débuté la production, que le groupe faisait face à de sérieuses difficultés légales et surtout qu’il était sur le point de faire faillite. « Sans argent frais, le projet pourrait s’arrêter à tout moment », concluait le rapport, supprimé depuis lors. En effet, HSMC n’aurait reçu « que » 15 milliards de yuans, soit à peine un tiers du budget nécessaire à sa première phase. Hongxin ne serait pas le premier groupe à mettre la clé sous la porte : en juillet, Tacoma (德科码)annonçait le dépôt de bilan de son projet d’usine à Nanjing, évalué à 2,8 milliards de $, faute d’avoir su attirer des investisseurs privés.
Sous plusieurs aspects, cette émulation dans le secteur des microprocesseurs rappelle les débuts des fabricants de véhicules et batteries électriques, une industrie également encouragée par l’État. À grand renfort de primes et de subventions publiques, le secteur a assisté à l’émergence de nombreux fabricants… La dure loi du marché s’est chargée de faire le reste : la plupart ont périclité pour laisser place à quelques mastodontes comme CATL ou BYD.
Dans le cas des semi-conducteurs, cette stratégie semble davantage desservir la filière : au lieu de concentrer les investissements vers une poignée d’entreprises, les capitaux s’éparpillent dans différents projets. De même, il ne suffit pas de recruter des ingénieurs expérimentés pour espérer une montée en gamme rapide. D’abondantes ressources financières seront nécessaires à ce long processus de rattrapage technologique. À titre de comparaison, les puces les plus avancées du n°1 mondial TSMC font 5 nanomètres, tandis que celles du leader chinois SMIC en font 14. Le leader shanghaien vient d’ailleurs de lever en juillet 6,5 milliards de $ sur le « Nasdaq chinois », le marché STAR de la bourse de Shanghai, et d’annoncer la construction en JV d’une usine à 7,6 milliards de $ en banlieue de Pékin dans une zone « high-tech » soutenue par l’État.
Mais l’avenir de SMIC s’assombrissait tout d’un coup le 4 septembre : le Département du Commerce américain envisagerait de placer SMIC sur sa liste noire des entités (qui compte déjà 275 firmes chinoises), le suspectant d’avoir vendu des puces à l’armée chinoise (APL). Face à ces accusations, le groupe se déclarait « en état de choc » et se défendait de tout lien avec l’APL… Fin août, Washington avait déjà frappé Huawei de manière à le priver de la quasi-totalité des semi-conducteurs fabriqués dans le monde, ne lui laissant d’autre choix que de se rabattre sur celles moins avancées de SMIC. Si à son tour, SMIC n’a plus accès aux technologies américaines, les ambitions chinoises devraient être fortement revues à la baisse. Mais ce faisant, Washington se tirerait aussi une balle dans le pied : cette sanction ferait sensiblement chuter les revenus des fabricants américains de microprocesseurs, qui seraient contraints de réduire leurs investissements destinés à développer les technologies du futur. L’administration américaine semble donc prête à tout, même à freiner sa propre industrie, pour éviter de voir des groupes chinois lui passer devant en utilisant des technologies « made in USA ». Mais n’est-ce pas là une tentative désespérée de retarder l’inévitable ?
Sommaire N° 31 (2020)