En 1999, Lai Zhaoqian, la femme d’affaires, et Huang Taiyang, le secrétaire du Parti débutèrent leur fructueuse collaboration dans le district de la banlieue shanghaienne où il venait d’être nommé. Amants depuis un peu plus d’un an, ils prirent garde cependant de ne pas partager la même demeure, ni de montrer leur relation de façon trop ostentatoire. C’est que les cancans fusaient, aussi vite que les jalousies. Pour autant, il était important que leur liaison fût connue, afin de faire miroiter à leurs interlocuteurs le soutien qu’ils pourraient espérer obtenir de leur relation : elle, jouant le rôle d’auxiliatrice préparant et négociant les dossiers et lui, celui de source de passe-droits, grâces d’impôts ou de licences.
Comme pour faire écran à l’illégalité de leurs pratiques, ils adoptaient volontairement le style d’un couple jeune et branché. Lai s’exhibait dans des tenues sans cesse renouvelées, courtes et audacieuses, des meilleures griffes italiennes ou françaises. Chaque mois, elle invitait le gratin local à ses vernissages d’artistes montants, qu’elle repérait et promouvait. Secret de polichinelle, son secrétaire du Parti ne manquait jamais d’apparaître « comme par hasard », en tenue de golf chic, pullover bleu pervenche noué autour du cou et brodequins de sport américains. Encore trentenaires, ils formaient un couple moderne, suscitant l’admiration par leur mépris des convenances. Sans illusion ni jalousie, ayant simplement à l’esprit ses objectifs à long terme, elle lui présentait ses amies jeunes et ambitieuses, lui fournissant ainsi un vivier sans cesse renouvelé d’expériences sensuelles.
C’est aussi dans ces lieux semi-publics que Huang recevait ses solliciteurs et que les affaires se concluaient dans un coin discret, deux hommes plantés devant un tableau. Comment faire pour expulser de leurs terres quelques fermiers dans le but d’y construire une résidence de standing ? Aucun problème ! Au bout de quelques semaines, l’affichette dûment signée et tamponnée était apposée sur les murs visés : l’arrêté d’expropriation était justifié par quelque chantier d’utilité publique, hôpital, gare ou échangeur routier. Invariablement, une fois les fermes démolies, le projet de chantier officiel disparaissait, remplacé par des tours ou villas dont la publicité s’étalait, tapageuse, au bord des autoroutes voisines. Huang et Lai recevaient alors leur commission secrète, en cash ou en participations : au faîte de sa gloire, la femme d’affaires détenait 17 co-entreprises, toutes dans les districts administrés par son homme.
Tout en prospérant, Lai n’oubliait pas de faire campagne pour son compagnon. Devant tous milieux, elle vantait en permanence sa stature d’homme providentiel, aux talents multiples et sans limites, d’administrateur et d’homme de cœur, d’un homme présidentiable en quelque sorte. A l’issue des vernissages, les profits des ventes étaient remis par Huang en personne à des représentants de monastères bouddhistes ou taoïstes, sous la forme d’un chèque géant, lors d’une cérémonie en grande pompe où les caméras tournaient et les flashes des journalistes crépitaient.
En 2009, Huang fut promu patron du Jilin, fief de dizaines de millions d’âmes à la frontière coréenne. Une fois de plus, il était le plus jeune cadre de la République à se voir confier le contrôle d’une province – à 37 ans. C’était une belle étape, un pas de géant dans la course au pouvoir suprême. Il partit immédiatement pour Changchun, la capitale de la région nordique, où Lai se dépêcha de l’y rejoindre. Un superbe cadeau de bienvenue l’attendait : un penthouse de 350m² dans le quartier neuf et huppé de la ville, gracieusement offert par un promoteur qui recevrait en échange, quelques mois plus tard, la légalisation de son usine laitière.
D’autres affaires suivirent, toutes juteuses. Il y avait tout à faire sur cette terre du nord-est, artificiellement peuplée 50 ans plus tôt par ordre de l’empereur rouge, puis transformée au fil des décennies en « ceinture de rouille » par la ruine et désertion de ses usines obsolètes. En quelques années, Lai put prendre pied dans des investissements-clés, centrales thermiques, fermes géantes de maïs ou d’élevage laitier, équipementiers automobiles, ou imagerie médicale.
En 2012, le politicien Huang reçut une promotion encore plus brillante, celle de Secrétaire du Yunnan. C’était aussi un poste à risques : d’autres cadres du Parti s’y étaient cassé les dents. Ce Yunnan lointain et tropical restait en retard chronique et, d’année en année, recevait d’énormes subventions au titre de chantiers d’équipement de rattrapage. C’était d’une telle situation qu’héritait à présent Huang.
Qu’on ne s’y trompe pas : telle aisance et tels succès apparents ne délivraient pas Huang de ses peurs. Auprès de Lai, quand ils étaient seuls, il avouait ses hésitations et l’envie de faire marche arrière, tant que faire se pouvait. En effet, le risque était lourd, et la victoire finale tout sauf acquise. Le jeu en valait-il la chandelle, se demandait-il ? Elle le rassurait avec force, en véritable meneuse de leur union bipolaire, mais secrètement elle ne pouvait s’empêcher de partager ses craintes.
Lai Zhaoqian voulut en avoir le cœur net et obtenir un indice irréfutable de la destinée suprême de son homme. Elle le fit à sa manière, en bonne fille de Bouddha et du Tao. A son géomancien préféré dans un monastère réputé, elle apporta la photo de Huang, assortie de ses données astrales. Moyennant une grosse prime, le prieur procéda à un rituel complexe tiré du Yi Jing, le livre ésotérique chinois du destin. Le verdict dépassa toutes ses espérances : les astres le confirmaient, Huang avait les gênes d’un cadre aux destinées nationales !
Exaltée et abandonnant toute prudence, Lai se lança dans un projet audacieux. Auprès d’un couturier de renom qui habillait la moitié de l’aréopage dirigeant, elle commanda un éclatant manteau de soie de Suzhou (Jiangsu). D’un ocre éclatant chamarré de fils d’or et d’argent, l’épais brocard était produit à façon. Entre tissage et confection, la commande exigea quatre mois d’ouvrage, pour un prix inimaginable. A l’automne, au jour le plus favorable selon le feng shui, Lai porta la tenue à Huang, se répétant 100 fois le discours inspiré par le devin. Mais son appréhension fut vite dissipée : loin de s’emporter ou de rejeter l’offre impériale, Huang la saisit avec émotion, la palpa, l’admira puis s’en ceignit les épaules, acceptant ainsi la destinée qu’elle impliquait. Déambulant dans son parc privé, dans les allées tapissées d’or par les feuilles de gingko, les surplis de la parure resplendissaient au soleil couchant. Tout doute l’avait quitté : il se sentait prêt à diriger la Chine (黄袍加身 , huángpáo jiāshēn ), et le ferait avec elle.
1 Commentaire
severy
17 septembre 2019 à 22:33Ah! l’écriture meyerienne est superbe! En voici un resplendissant exemple. More! More!