Né « dans la nuit » fin 2017, Luckin Coffee (瑞幸咖啡) connait une ascension fulgurante : depuis janvier, la start-up a déployé 800 magasins et en prépare 2000 d’ici décembre. Son concept : des cafés livrés, évitant au client de devoir descendre au café voisin, faire la queue, commander, payer, et puis retourner au bureau, son gobelet à la main.
Pour commander, il suffit d’être connecté avec son smartphone, d’avoir téléchargé l’application Luckin Coffee, puis de faire son choix entre différents Latte ou Cappucino, et de payer par WeChat ou Alipay. Le livreur (SF Express) arrive sous 20 minutes, le café encore chaud. La qualité est au rendez-vous, avec du café Arabica en provenance d’Ethiopie. Par cette formule, en huit mois, Luckin a livré en Chine 18 millions de cafés à 3,5 millions de clients, jeunes « cols blancs » urbains.
Et pour cause : des offres attrayantes (« 2 cafés achetés, 1 offert » ou « 5 achetés, 5 offerts », idéal pour les collègues de travail). À 21 à 27 ¥ la tasse, les prix réels reviennent à deux fois moins cher que ceux de Starbucks, le leader.
Pour se rendre visible, Luckin choisit ses espaces dans des centres commerciaux ou au coin des tours d’affaires – sites bien placés et peu onéreux puisque petits, ne permettant pas la dégustation sur place. En outre, Qian Zhiya la fondatrice, a su déployer une campagne marketing agressive, prenant pour égéries Chang Chen et Tang Wei, acteurs en vogue dont les visages apparaissent dans les ascenseurs, abribus et sur WeChat. Elle a aussi débauché des anciens de Starbucks, en leur offrant des salaires jusqu’à trois fois plus élevés. Le tout complété par les offres promotionnelles maintenues depuis son lancement.
Cette stratégie est directement inspirée des guerres commerciales des années passées, Uber contre Didi, Ofo contre Mobike, Meituan contre Ele.com—quitte à renoncer à tout profit à ce stade. Qian Zhiya connaît ces méthodes par cœur, ayant cofondé le groupe de VTC, UCAR. Mais tout cela a un prix : Luckin Coffee a démarré avec 156 millions de $ de budget, fourni par les investisseurs.
Le résultat est là : en moins d’un an, la start-up s’est vue propulsée au statut de « licorne » – d’une valorisation dépassant le milliard de $.
Car Luckin ne cache pas son ambition : faire vaciller le colosse Starbucks, 58,6% du marché national qui pesait 4,72 milliards de $ en 2017 selon Euromonitor. En mai, le David chinois attaquait en justice le Goliath américain, l’accusant de chercher à préserver sa position de leader en tentant d’imposer à ses partenaires et fournisseurs des clauses d’exclusivité, dans le but implicite de chasser Luckin du marché.
Débarqué en Chine en 1999, Starbucks y règne –encore – en maître avec 3200 cafés (en direct ou en franchises), chiffre qu’il espère doubler à 6000 d’ici 2022. Présent dans 139 villes, il emploie 40.000 employés, au service de plus de 6 millions de clients par semaine. Début 2017, il lançait son mini-programme WeChat et son site web propre à la Chine. En décembre 2017, il ouvrait sur Nanjing Lu à Shanghai sa Starbucks Roastery, la plus grande au monde, 9000 m² – musée du café, de la torréfaction à la dégustation, complétés de jeux interactifs. New-York, Milan et Tokyo suivront…
Autre contre-attaque, début août, Starbucks renforçait son partenariat avec Alibaba, s’assurant le concours de sa filiale de livraisons de repas Ele.com (3 millions de livreurs) et de ses supermarchés Hema, autre filiale du groupe de Jack Ma.
Deux acteurs complètent le tableau : McCafé (McDonald’s, 6,1% du marché), et Costa Coffee (britannique, 3,8%). En Chine depuis 2007, ce dernier groupe compte 344 points de vente et en vise 1200 d’ici 2022.
Luckin Coffee n’est pas le premier challenger chinois à tenter de bousculer Starbucks. En 2012, le shanghaien Coffee Box lançait un réseau de cafés à livrer. Mais après 6 ans, il peine à trouver son modèle, ayant d’abord cherché à livrer du Starbucks, puis lancé sa propre gamme de qualité médiocre et dont l’emballage n’a pas fait l’unanimité.
Luckin réussira-t-il là où Coffee Box a échoué, conservera-t-il un niveau de service de qualité tout en maintenant un rythme de croissance soutenu ?
Un axe de développement pourrait venir d’une alliance avec un acteur du e-commerce : par exemple Tencent, le rival d’Alibaba, qui est lié à différents groupes de livraison tel Meituan, ou de distribution tels Carrefour, Yonghui, ou 7Fresh dont les succursales pourraient accueillir des « Luckin coffee corners ».
Car Luckin va devoir vite faire évoluer son modèle, de manière à le rendre lucratif, une fois la clientèle conquise. Selon certains calculs, il perdrait 5 à 10¥ par café vendu. Luckin ambitionne donc de se convertir en chaîne « physique », où 85% des points de ventes permettront la dégustation sur place.
Un dernier atout pourrait jouer en sa faveur : le patriotisme des consommateurs, de plus en plus enclins à la préférence nationale face à un groupe étranger. Qu’un groupe chinois s’impose dans un secteur « si occidental », et parvienne à rendre ses concitoyens accros à la caféine, ce serait un peu … fort de café !
Mise à jour (décembre 2018) : Luckin Coffee serait sur le point de conclure un partenariat avec le spécialiste de la livraison de repas, Meituan (dont Tencent est le principal actionnaire).
Sommaire N° 31 (2018)