Il y a comme un air de « déjà-vu ». Après le ministre des Affaires étrangères, Qin Gang, démis de ses fonctions fin juillet après un mois de silence, c’est au tour du ministre de la Défense, Li Shangfu, de manquer à l’appel depuis le 29 août, date de sa dernière apparition lors du 3ème forum sino-africain sur la Paix et la Sécurité qui s’est tenu à Pékin.
Une rencontre entre le général de l’Armée Populaire de Libération (APL) et ses homologues vietnamiens, prévue les 7 et 8 septembre, a été annulée, selon Hanoï, en raison de « problèmes de santé » du ministre – une excuse déjà invoquée début juillet par Pékin pour justifier les premiers jours d’absence du chef de la diplomatie chinoise.
Depuis lors, Pékin se mure dans le silence ce qui laisse transparaître un certain embarras. Et pour cause, la « disparition » successive de deux Conseillers d’Etat sur cinq est inédite dans l’histoire de la RPC.
Selon des responsables américains cités par le Financial Times et le Wall Street Journal, Li Shangfu ferait l’objet d’une enquête et aurait été relevé de ses fonctions, quoique son nom figurait toujours sur le site Internet du ministère de la Défense le 17 septembre.
Ingénieur militaire de 65 ans, fils d’un vétéran de l’armée rouge, Li Shangfu était le visage de la diplomatie militaire chinoise depuis six mois seulement. Sa mise à l’écart serait d’autant plus étonnante qu’il semblait jouir de la confiance de Xi Jinping. En effet, ce dernier aurait insisté pour le nommer à ce poste malgré le fait qu’il soit sanctionné par Washington depuis 2018, suite à l’achat de missiles à la Russie. Li Shangfu était également un protégé de Zhang Youxia, vice-président de la Commission Militaire Centrale (CMC) et ami d’enfance de Xi qui a été maintenu à son poste pour un second mandat lors du XXème Congrès malgré son âge avancé.
En dépit de ces solides appuis, Li Shangfu aurait été rattrapé par son passé. D’après Reuters, ses problèmes actuels remontent à son passage à la tête du département général de l’Armement de l’APL entre 2017 et 2022 – un poste-clé au moment où la Chine portait ses dépenses de défense au-delà des 200 milliards de $ par an pour moderniser ses forces armées. Li Shangfu n’est pas le seul à être inquiété : huit autres (ex-)dirigeants de ce département notoirement corrompu, auraient été mis sous enquête récemment. Wei Fenghe, le prédécesseur de Li Shangfu au ministère de la Défense, aurait également des ennuis…
Autre indice : la publication dans le journal de l’APL le 15 septembre d’une critique ouverte de la « Force Stratégique Logistique », une structure spéciale créée en 2015 qui gère le gigantesque arsenal d’armes nucléaires et de missiles conventionnels du pays. Or, Li Shangfu en était le vice-commandant depuis 2016. L’article souligne qu’un certain nombre de « défaillances » ont été découvertes lors de récents exercices et dénonce un « manque de préparation au combat » de ses soldats.
Depuis lors, les rumeurs vont bon train… Il y a celle des pot-de vins versés à des généraux de l’APL par des contractants industriels en échange d’informations confidentielles sur le développement du programme de missiles ou encore celle de la remise en question en privé de la nécessité ou de la faisabilité d’une attaque de Taïwan, ce qui équivaut à être déloyal à Xi…
Une chose est sûre : si cette affaire de corruption est avérée, ce serait un échec cuisant pour la campagne lancée par Xi Jinping dès son arrivée au pouvoir et qui avait épinglé d’entrée deux vice-présidents de la CMC (Xu Caihou et Guo Boxiong). Dix ans plus tard, les accusations sont les mêmes, mais les hommes ont changé… Cette fois, ce sont des fidèles de Xi qui sont mis en cause. Le message envoyé au reste des dirigeants du Parti est limpide : personne n’est à l’abri.
« Ces limogeages pourraient avoir pour conséquence d’accentuer les tensions au sein du camp de Xi, ses fidèles rivalisant entre eux pour prouver leur loyauté au leader, ou au contraire, nourrir un ressentiment envers Xi, voire mener à une sorte de « mutinerie passive » au sein de l’APL, paralysant la chaîne de commandement », commente Alex Payette, fondateur du cabinet Cercius.
Seul point positif dans toute cette affaire : la mise à l’écart de Li Shangfu (si elle se confirme) pourrait avoir un effet bénéfique inattendu sur les relations sino-américaines. En effet, le fait que Li soit sanctionné par Washington avait empêché une reprise du dialogue militaire entre les deux pays depuis la visite de Nancy Pelosi à Taïwan en août 2022. Ainsi, la nomination d’un nouveau ministre pourrait peut-être contribuer à la reprise de ces échanges.
Sommaire N° 30 (2023)