Toute l’année depuis presque dix ans, Madame Liang vit au rythme des entraînements de Monsieur Liang, rameur du plus gros bateau-dragon de leur ancien quartier résidentiel de Liede, au cœur de la mégapole de Canton, sur les bords du fleuve Zhu Jiang.
Hiver comme été, Monsieur Liang s’entraîne quatre à cinq heures par semaine avec son équipe, sur et hors l’eau, et participe tout au long de l’année à des compétitions organisées dans leur province du Guangdong et au-delà. L’objectif est simple : être fin prêt le 5e jour du 5e mois lunaire lors du Festival du Bateau-Dragon et mettre toutes les chances de son côté pour remporter la course emblématique de bateaux-dragons qui a lieu le même jour.
La beauté du spectacle attire des milliers de personnes, massées le long des rives pour admirer la myriade des longs bateaux en bois, dont les proues sont surmontées d’une magnifique tête de dragon aux couleurs chatoyantes. Chaque spectateur, en majorité des femmes et des enfants, encourage son équipe, formée par village, par association, par quartier, par entreprise et s’époumone au rythme des roulements de tambour qui, sur chaque bateau, donne la cadence.
Si, les premières années, cette activité sportive un peu envahissante était accueillie favorablement par Madame Liang – qui voyait là l’occasion de faire disparaître le petit ventre disgracieux de son époux tout juste retraité – très vite, ça ne l’a plus amusée du tout. Couple plutôt fusionnel et encore très attaché l’un à l’autre, elle voyait ses soirées à deux gâchées systématiquement par quelques coéquipiers qui, de retour de l’entraînement, s’attardaient dans leur cuisine, peu pressés, eux, de retrouver leur tendre moitié. Surtout, Madame Liang, femme active qui avait fait des études, travaillé, qui avait toujours réussi à réaliser ses rêves, avait très mal pris les rires qui avaient fusé un soir quand elle avait partagé son souhait, caressé depuis l’enfance, de participer à ces courses. Même son mari avait ri !
Adoubés par deux siècles et demi de tradition derrière eux, tous ces hommes en étaient certains : eux seuls pouvaient prendre place sur ces embarcations et venir symboliquement sauver des eaux le ministre et poète Qu Yuan, qui s’était laissé couler, à l’époque des Royaumes combattants, désespéré de voir ses conseils et son dévouement mis en doute par son suzerain. Ne dit-on pas que lors de cette journée, à l’heure où le soleil arrive au zénith, l’énergie yang arrive à son apogée ? Le yang, le masculin, le feu, la lumière, l’action, le dragon… C’était écrit, sur l’eau ce jour-là, pas de femme ! Leur rôle se cantonnait à la préparation des traditionnels zongzi, ces petits triangles de riz glutineux farcis et ficelés dans une feuille de bambou, mangés à cette occasion, et au soutien moral des champions.
Après avoir secrètement espéré voir leur embarcation chavirer pour leur rabattre un peu le caquet, Madame Liang a enfin trouvé sa revanche cette année. Depuis quelques mois, tous ces messieurs se plaignaient de l’entrée en compétition d’une embarcation uniquement constituée de femmes, les « Femmes en or ». Elles avaient en commun de savoir toutes nager et un patrimoine immobilier conséquent, résultat de la généreuse compensation proposée par le gouvernement en 2007 lors du plan de réaménagement de leur quartier commun de Liede. Pour toute maison détruite à Liede, jusqu’à 600m2 avait été proposé dans le quartier de Zhujiang New Town, où le prix du mètre carré atteint aujourd’hui 200 000 RMB… Madame Liang jubilait, elle cochait tous les critères ! Sans rien en dire à son époux, la voilà cooptée dans l’équipe, présente à tous les entraînements avec 49 autres femmes, sur un bateau orné d’un magnifique Phénix. Il n’était pas question de ramer sous l’auspice du Dragon, laissé aux hommes. Non, elles avaient choisi un autre animal mythique du folklore chinois, aussi yin que le dragon est yang, symbole de magnificence féminine, de force dans l’adversité, de grâce et de beauté.
Monsieur Liang se rappellera longtemps cette journée de course qui a débuté par son hébétement devant sa femme, habillée aux couleurs du bateau-phénix, et prête à en découdre. Trop absorbé par ses entraînements, il ne s’était douté de rien ! Honteux devant ses coéquipiers et irrité contre sa femme, son attitude a complètement changé au cours de la journée, en l’observant ramer avec adresse et combativité, sous les hourras de la foule massée sur les rives. Il s’est senti très fier d’elle, et même honteux de sa propre attitude vis-à-vis du rêve qu’elle avait. Ravivé par les flammes de l’oiseau enchanteur, il a senti son amour pour madame Liang brûler comme au premier jour dans sa poitrine.
À les voir tendrement enlacés à la fin de la journée, l’un des coéquipiers a trouvé le mot juste pour qualifier leur amour conjugal : « lóng fèng chéng xiáng » (龙
Par Marie-Astrid Prache
1 Commentaire
severy
19 septembre 2023 à 03:30Je suis ravi que leur amour n’est pas tombé à l’eau pendant la course.